Par Adriano Erriguel 29/09/2021
Traduit de l'espagnol (de la revue Posmodernia)
(Texte remarquable et fondateur, à faire suivre)
Rien de grand, de superbe et de magnifique n'est jamais sorti de la modération. Il est écrit dans l'Apocalypse que Dieu vomit les tièdes. L'écrivain russe Edouard Limonov a fait de sa vie une guerre contre la tiédeur, et sa vie était son œuvre.
Il y a des écrivains dont les mots flattent l'esprit, des orfèvres et ébénistes du langage, des lettrés doucereux comme une séance de thalassothérapie. Et il y a des écrivains dont les mots ébranlent le cerveau, le traversent comme un projectile. Si ma plume valait ton arme...
Édouard Limonov se voulait un poète-soldat, sachant que le premier se devait de lacer les bottes du second. Ascète de l'autodestruction et drogué du scandale, ménestrel du vice et prisonnier, agitateur de base et aventurier tout-terrain, Limonov a professé toute sa vie un romantisme noir.
Limonov fut un kamikaze de la dissidence, idéaliste et mégalomane, chaotique et fornicateur, éternel adolescent et Peter Pan de la politique. Limonov est l'exemple du rejet absolu de toutes les faiblesses et compromis. Exemple de littérature extrême, de politique extrême, de l'extrême limite de tout extrémisme, Limonov préfigure par sa vie et par son œuvre l'empreinte d'un certain type humain, une icône du post-libéralisme.
Politiquement, Limonov ne pouvait être que ce que certains appellent aujourd'hui un rouge-brun.
Rouge-brun : origine d'un concept
Nous vivons à l'ère de la distribution d'étiquettes : c'est-à-dire à une époque intellectuellement médiocre. Qu'est-ce qu'une étiquette ? Entre autres, une manière de court-circuiter la pensée, d'échapper à l'analyse, de remplacer le raisonnement par la logique binaire. Aujourd'hui n'importe quel idiot jette une étiquette comme quelqu'un lance une pierre, et pense qu'avec cela il a remporté le débat.
La pensée Twitter c'est le chaudron dans lequel ces petits génies trouvent leur minute de gloire. L'expression "rouge-brun" est une étiquette fabriquée par des imbéciles. Avec elle, ils essaient de désactiver quelque chose qu'ils perçoivent instinctivement comme dangereux, mais qu'ils sont incapables de comprendre.
Bref : le surnom de "rouge-brun" fonctionne comme un mot policier de la gauche libertaire, dans le but d'écraser quiconque sort de son enclos.
Qu'est-ce qu'un "rouge-brun" exactement ?
Bien que de nombreux intellectuels sur Twitter pensent que le "rouge-brunisme" a été inventée par eux, en fait, il a une longue histoire qui remonte - comme tant d'autres choses - aux années 1920 à Weimar en Allemagne. Plus précisément, à un courant minoritaire au sein de ce que nous appelons aujourd'hui la "révolution conservatrice" allemande.
Spoiler pour les « antifas » mono-neuronaux :
la "révolution conservatrice" n'était pas "nazie". La "révolution conservatrice" était une constellation intellectuelle opposée au parlementarisme et à la domestication culturelle.de l'Allemagne à l'Occident, mais manquait de liens idéologiques ou organiques avec le nazisme. Bien au contraire : les auteurs "révolutionnaires-conservateurs" maintenaient généralement une sacrée distance avec le mouvement nazi alors florissant.
Pour résumer à grands traits, ces auteurs partagent trois dénis majeurs :
1- le refus de mettre l'économie en tête de toutes les priorités
2- le refus du "racialisme" ou d'une vision de l'histoire comme une lutte des races
3- le refus interpréter l'histoire dans une tonalité passéiste ou nostalgique.
L'arrivée des nazis au pouvoir a entraîné la dispersion de ce climat culturel. À partir de 1933, ses protagonistes ont des itinéraires disparates : de la collaboration plus ou moins opportuniste avec les autorités (brusquement interrompue dans les cas les plus notoires) à la dissidence silencieuse, à la prison et à l'exil. Les soi-disant "rouges-bruns" figuraient parmi ces derniers.
En tant que courant organisé, les "rouges-bruns" n'ont jamais dépassé l'état groupusculaire. Mieux connus sous le nom de "nationaux-bolcheviques", les Rouges de Weimar défendaient un nationalisme révolutionnaire et socialiste, anti-parlementaire mais pas forcément anti-démocratique, plus proche des Jacobins de 1793, du syndicalisme révolutionnaire de Sorel ou des Futuristes italiens que des nationaux-socialistes.
Ils prônaient également une entente géopolitique avec la Russie soviétique, suivant une ligne anti-occidentale et slavophile qui, depuis la réception de Dostoïevski en Allemagne, était courante chez de nombreux intellectuels. Son idéologue le plus visible était l'écrivain Ernst Niekisch, emprisonné par les nazis en 1939 et libéré par les soviétiques en 1945. Niekisch a collaboré avec les autorités communistes d'Allemagne, bien qu'il s'en soit éloigné en 1953, après les révoltes ouvrières à Berlin. Autre figure marquante, le journaliste Karl Otto Paetel, qui s'exile en 1935 et finit ses jours aux États-Unis. Mais la star littéraire de ce courant était sans aucun doute l'écrivain Ernst Jünger.
Ces brèves données nous permettent de souligner l'une des caractéristiques historiques des "rouges-bruns": celle d'être toujours du côté des perdants . Il en a été ainsi au moins jusqu'à maintenant.
Les "rouges-bruns", deuxième acte
Confinés dans l'arrière-salle des curiosités politiques, le retour des "rouges-bruns" s'est opéré au début des années 1990 par une opération de la gauche parisienne.
En janvier 1991, le quotidien français Le Monde et d'autres journaux du système qui ont dénoncé un prétendu "complot rouge-brun" pour disqualifier les opposants à la première guerre du Golfe. Ce "Non à la guerre" avait réuni du même côté politiciens et intellectuels classés à l'extrême droite et à l'extrême gauche. Cette donnée est essentielle, car elle préfigurait un nouvel alignement idéologique :
Qui faisait partie du "complot rouge-brun" ?
Un étrange journal a commencé à apparaître en France : "L'Idiot International" dirigé par l'écrivain Jean-Edern Hallier - aussi connu comme "le fou Hallier".
L'Idiot International était une oasis délirante, une fraternité sauvage, loin du triste sectarisme de droite et de gauche. Les esprits les plus troubles et les synthèses les plus improbables s'y mêlaient. Le romancier Emmanuel Carrère le décrit ainsi dans son livre LIMONOV :
"Une bande d'écrivains brillants et tapageurs, avec pour seul slogan d'écrire tout ce qui leur vient à l'esprit, chaque fois que c'est scandaleux. L'insulte était la bienvenue et la diffamation recommandée. Ses victimes étaient tous les favoris du prince… les notables de la gauche satisfaite et tout ce qui allait bientôt s'appeler le politiquement correct : SOS Racisme, les droits de l'homme, la Fête de la musique... Les opinions - ne parlons pas des faits - comptaient moins que le talent de qui les exprimaient (...) l'extrême droite et l'extrême gauche se saoulaient coude à coude, sans la vulgarité d'engager un quelconque débat"
Là-bas se rencontraient - entre autres - Fernando Arrabal, le jeune Michel Houellebecq et le grand Philippe Muray. Et bien sûr, Limonov, arrivé à Paris après son étape américaine. "Sa liberté d'attitude et son passé d'aventurier - écrit Carrère - ont impressionné les petits bourgeois que nous étions. Limonov était notre barbare, notre vaurien. Nous l'adorions tous."
Le fou Hallier et sa bande étaient un pur produit de Paris, incompréhensible en dehors de cette marmite d'esprits affilés et plein d'élan (de panache comme dirait Cyrano de Bergerac) qui bouillonnait sans cesse dans la bataille des idées. L'épopée "rouge-brune" était avant tout de la joie.
Le monstre du Loch Ness
À partir des années 1990, le phénomène "rouge-brun" fut uilisé comme une arme par la gauche médiatique.
Dès lors, les "complots rouge-brun" réapparaissent comme le monstre du Loch Ness chaque fois que quelqu'un a l'audace de penser sans autorisation, (ou pire) au-dessus des marqueurs de séparation gauche-droite.
Au fond, il s'agit de maintenir le confortable statu quo : le "grand récit" de la lutte cosmique entre les "progressistes" (toujours de gauche) et les réactionnaires, rétrogrades et autres fascistes. Un statu quo (ne l'oublions pas) qui donne à manger à beaucoup de monde, que ce soit en politique ou dans son entourage (industrie médiatique, show business, intellectuels organiques, etc.).
Les spécialistes du "complot rouge-brun" ne cessent de dénoncer "l'érosion des référents", les "passerelles rhétoriques", les "intersections confusionnistes" et les "conjonctions hybrides" entre la gauche et la droite.
C'est au fond une attitude paternaliste : les bergers du "peuple de gauche" protègent leurs moutons du loup fasciste habillé en petit chaperon rouge. Toute personne qui s'égare peut devenir "rouge-brune". Mais alors le problème se pose.
Le problème c'est que la gauche hégémonique (la gauche chic des citadins bohèmes et des classes universitaires) a tourné le dos au peuple, et la liste des "rouges-bruns" potentiels menace de déborder.
Le "rouge-brun" sera celui qui exprimera une position dissidente face au "grand consensus" de l'après-guerre froide : néolibéralisme économique, gauchisme politico-culturel progressiste, mondialisation ultra-capitaliste comme horizon infranchissable. Un cas récent et révélateur est celui des "gilets jaunes" en France, un phénomène que la gauche consternée n'a pas hésité à qualifier d'anti-politique et de "rouge-brun". Le même adjectif a été appliqué aux détracteurs de Maastricht, aux partisans du "non" aux référendums de l'Union européenne, aux opposants à l'euro, à ceux qui s'opposent aux interventions de l'OTAN, aux partisans des initiatives législatives populaires, à certains écologistes (les soi-disant « écofascistes »), aux détracteurs des politiques d'immigration, aux partis « populistes » (surtout ceux-là), aux défenseurs de la natalité, à ceux qui parlent de défendre la famille, à ceux qui citent Pasolini, aux féministes dissidentes, celles qui parler de la classe ouvrière, à des philosophes comme Diego Fusaro ou Michel Onfray, à des politiciens, dans le cas de l'Espagne comme Manuel Monereo et Julio Anguita.
A ce rythme, Karl Marx sera dénoncé à l'avenir comme une référence de l'extrême droite.
Mais revenons à Limonov.
Les années les plus rock'n'roll
Il est impossible de séparer l'écrivain Limonov du militant politique. La politique n'était pas pour lui un tremplin pour la visibilité, les prix littéraires obtenus par piston ou les applaudissements faciles récoltés par les causes à la mode.
Limonov fut un écrivain absolu et et son rôle d'homme politique lui servait comme instrument en tant qu'écrivain. Toute son écriture est politique (même ce qui ne l'est pas) et toute sa politique est littérature, surtout la plus suicidaire et la plus spasmodique.
Au niveau politique, Limonov a défié les puissants, il est allé à la guerre de Bosnie (et non, il n'a jamais tiré sur des prisonniers ou des hommes désarmés), il a été tabassé et a fini à soixante ans en prison. Une expérience où il ne s'est pas senti victime, mais qu'il a qualifié de « mystique » et de « plaisir étrange ».
Ce n'est qu'à partir d'un ancrage métaphysique intérieur qui lui est propre (Ernst Jünger en était un autre exemple) que la grandeur peut être vue dans la misère. Ce n'est qu'à partir d'une vitalité inhabituelle qu'une expérience douloureuse et nuisible dans sa propre chair peut devenir une extraordinaire expérience littéraire. En ce sens, Limonov était sans équivoque russe, et il a répondu au modèle à partir duquel les meilleures pages de la littérature ont émergé dans ce pays.
"Le Russe - explique Limonov - se jette dans des situations où l'Européen n'irait jamais. Il n'est pas nécessaire de trop réfléchir. Sinon il est trop tard et nous nous retrouvons le cul collé à la chaise, incapables de construire notre propre histoire."
Le politicien Limonov était-il une imposture ? La question est hors de propos, puisque cet écrivain et agitateur a montré que la politique et les idées peuvent être littérature, et d'autant meilleure littérature lorsqu'elle est plus extrême. Qui veut être un poète chrétien-démocrate ?
Après quinze ans passés à l'Ouest, Limonov retourna dans l'Union soviétique agonisante. Il l'a fait avec un cursus littéraire qui comprenait son ouvrage autobiographique "Le poète russe préfère les grands noirs "(traduction française de ses mémoires d'Amérique). Une carte de visite douteuse pour un monde (celui des ultranationalistes russes) pas vraiment gayfriendly.
Mis à part les provocations littéraires, rien n'empêcha les ultras de l'accepter comme référence, à l'époque où ce livre et d'autres devinrent des best-sellers. La Russie hallucinée et chaotique des années post-soviétiques était, sans aucun doute, un terrain fertile pour des gars comme lui. Il est difficile de transmettre ce qu'était cette époque à ceux qui ne l'ont pas vécue.
Emmanuel Carrère écrit : "Pour les étrangers qui venaient tenter leur chance en Russie - hommes d'affaires, journalistes, aventuriers - ce furent les années les plus rock'n'roll de leur vie. Moscou pendant ces années était le centre du monde. Nulle part ailleurs les nuits n'étaient plus folles, les filles plus jolies, les factures plus élevées. Bien sûr, pour ceux qui pouvaient se le permettre"
Un paradis pour les profiteurs, les oligarques et les mafieux. Un Empire à prix soldé tandis que l'Occident manipulait les coulisses et applaudissait les initiatives destructrices pour son peuple d'un président Eltsine ivre-mort.
L'espérance de vie se contractait et la démographie s'effondrait, tandis que la plupart des Russes enduraient tout cela avec un sentiment d'immense humiliation.
C'est à cette époque que Limonov rencontre Alexandre Douguine, avec lequel il fonde le Parti national bolchevique.
Philosophie Nazbol
Les nationaux-bolchéviques ( Nazbols dans leur abréviation russe) étaient un parti à vocation extrémiste.
"Pour moi, l'extrémisme n'est pas quelque chose de péjoratif" - a affirmé Limonov, rappelant ces années.
"Nous avons privilégié le radicalisme, avec un mélange d'idées d'extrême gauche et d'extrême droite. Il fallait être créatif et oser de nouvelles expériences. Mais attention ! Notre extrémisme ne véhiculait aucune idée raciste. C'était un extrémisme culturel, artistique"
Il y a là quelques idées à démêler. Allons-y par étapes.
Tout d'abord, "extrémisme" : un mot policier qui agit comme un répulsif pour les gens raisonnables et sensés.
Le spectre idéologique (selon la croyance des modérés et des gens prudents) est un arc en fer à cheval dans lequel la droite et la gauche se rapprochent aux extrêmes. Mais est-ce vraiment le cas ?
En premier lieu, il faut garder à l'esprit que le "centre" et les "extrêmes" ne sont que des concepts relatifs, et qu'un "extrême" ne le sera qu'en fonction d'un "centre" conventionnellement accepté comme tel. En fait, nous pouvons voir quotidiennement des politiques "centristes" avec un contenu hautement extrémiste. La précarisation de l'emploi, les délocalisations, les privatisations, la ruine de la classe moyenne, la toute-puissance des multinationales, la confiscation de la volonté populaire, le dépeuplement des campagnes, la traite des êtres humains, l'imposition de politiques d'immigration, la banalisation de la culture, la déconstruction de la nature humaine, l'ingénierie sociale, la marchandisation du corps, la promotion de l'avortement et de l'euthanasie, la falsification de l'histoire, la banalisation du politique, la dégradation de l'éducation, corruption institutionnalisée, les bombardements "démocratisants", la démolition de pays autrefois souverains...
Le stigmate d'"extrémiste" mérite donc d'être relativisé. Extrémiste pour qui et par rapport à quoi ?
Deuxièmement, l'extrémisme n'est pas nécessairement mauvais en soi . Il convient de garder à l'esprit que l'innovation culturelle et politique a presque toujours lieu à la marge, aux extrêmes, et ce n'est que plus tard qu'elle devient communément acceptée. L'extrémisme est en fait une forme d'avant-garde, et l'avant-garde ne cherche pas à faire l'éloge du public mais à le transformer. Finalement, pour se battre pour quelque chose - pour le défendre - il faut toujours recourir à des gens avec une vision de l'absolu, à des semi-fondamentalistes si vous préférez, à ce "groupe de soldats qui sauve la civilisation" (Spengler) et pas forcément recourir aux fragiles paladins de la tolérance.
Troisièmement, l'extrémisme est logiquement et philosophiquement nécessaire pour fermer le cercle de la connaissance, pour explorer un argument jusqu'à ses conséquences ultimes. Ce n'est qu'en allant à l'extrême que nous comprenons, avec une clarté cristalline, que la vie a un but, qu'il y a des aspects non négociables, que la tolérance et le dialogue ne sont pas des fins en soi. Bien sûr, un postmoderne dégénéré et libertaire dira que tout cela est réactionnaire et que tout ce qui ne peut être fluidifié est fasciste. Et c'est là que le "rouge-brun" hausse les épaules. Contra negantem principia non est disputandum , ce qui signifie que vous n'avez pas à vous disputer avec quelqu'un qui nie les principes.
Les nazbol savaient-ils tout cela ? Limonov était-il au courant ? Intuitivement, ils le savaient, sans aucun doute. Dans une conversation avec Limonov, le journaliste français Axel Gylden - épris d'idéologie occidentale - explique qu'il s'est senti "descendre moralement" lorsqu'il a dû manier un fusil pendant son service militaire. Ce à quoi Limonov a répondu : "c'est parce que vous êtes un européen faible et pourri".
La guerre : ce besoin cruel que l'Occident hypocrite ne veut pas voir et qu'il confie pieusement à des mercenaires. Y a-t-il quelque chose de plus extrême que la guerre ? Limonov dit : "Tous les grands écrivains - Cervantes, Hemingway, Malraux, Orwell - ont aimé la guerre. La guerre est un endroit intéressant, comme la prison. L'homme y révèle le meilleur et le pire. C'est mon instinct d'homme qui m'a propulsé à la guerre ».
De la philosophie Nazbol à létat pur. À prendre ou à laisser. Ne discutez pas avec ceux qui nient les principes.
Le lecteur raisonnable et sensé peut penser que le Nazbol essayait de faire revivre le stalinisme et le nazisme et de massacrer la moitié de la population. Ici, il faut lui demander de ne pas devenir si sérieux et d'être (ici oui) un peu postmoderne. La postmodernité recourt, entre autres, au recyclage de constructions culturelles qui véhiculent une parodie implicite. L'objectif du Nazbol était d'impacter, de provoquer, d'attirer à lui une myriade de militants. La Russie était une page blanche et les Nazbol étaient les dadaïstes politiques. En mêlant les références aux pôles maudits de l'Histoire, le Nazbol criait aux Russes (d'une manière qu'ils ne pouvaient ignorer) ce qu'ils ne voulaient nullement pour leur pays : l'importation de cette idéologie occidentale que Limonov connaissait trop bien, l'imposition de cette formule prétendument universelle pour tous les pays et toutes les latitudes .
Les Nazbols n'ont pas regretté le passé soviétique, ils ont considéré la nostalgie comme une faiblesse, mais ils ont refusé de prosterner l'histoire de la Russie devant le tribunal occidental, ils ont refusé de s'avilir dans le repentir et la haine de soi, ils ne voulaient pas s'excuser d'avoir existé. Limonov n'a jamais défendu le communisme en tant que système (ni ne l'a condamné en termes moraux) mais il a manifesté sa loyauté (et non sa nostalgie) envers ce grand Empire qui a mené une Grande Guerre patriotique, qui a vaincu le nazisme et placé la Russie comme première puissance mondiale. Un Empire auquel le commun des mortels s'identifiait à un extrême que l'Occident a toujours préféré ne pas voir.
Quel programme politique avaient les Nazbols ? Les Nazbols n'étaient pas exactement un gouvernement alternatif, ils étaient quelque chose d'autre. Et c'est là que nous arrivons à la véritable essence du "rouge-brun"
Existentialisme et politique
La gauche accuse les "rouges-bruns" de piller son héritage idéologique, de tromper les imprudents pour les attirer vers le fascisme. "Les rouges-bruns sont des fascistes - disent les vigies de gauche - parce que leur gauchisme est imposé, il n'est pas inclusif, il est étranger à l'horizon émancipateur de la vraie gauche."
Qu'est-ce qui est vrai dans tout ça ?
La critique est correcte dans l'un de ses aspects, mais pas pour les raisons que l'on pense à première vue. Pour la plupart, les soi-disant "rouges-bruns" sont étrangers à "l'horizon émancipateur" de la gauche car cela ne leur suffit pas, car ils le jugent insatisfaisant. Il y a deux grandes raisons sous-jacentes.
L'horizon émancipateur de la gauche - surtout celui de la gauche postmoderne - répond finalement à un jugement moral, à une réflexion moralisatrice. C'est le dernier chapitre d'une très longue histoire. Inoculée en Occident par le christianisme, la vision morale a perdu sa dimension transcendante au cours des siècles et s'est adaptée à la sphère laïque et profane, un seuil philosophiquement franchi par Kant.
Avec sa morale de "l'impératif catégorique", Kant a laïcisé rien de moins que l'Évangile ("faire le bien sans attendre la réciprocité"), qui, dans sa traduction en politique, fera naître l'idéologie des droits de l'homme et de la "bonté" . Mais les rouges-bruns abhorrent cet idéal de servitude envers une seule loi morale. Ils considèrent le moralisme comme une greffe indésirable sur la politique.
Ethos communautaire, dans les normes et coutumes ( Sitten ) des communautés et des nations concrètes, non dans "l'horizon émancipateur" d'une morale universelle et abstraite.
"La différence entre moi et les intellectuels occidentaux - a dit Limonov - est qu'ils croient détenir la vérité universelle. Mais il n'y a pas de vérité universelle".
Une affirmation très actuelle quand on constate (de façon si souvent sanglante) que le reste du monde n'a pas la moindre envie d'accepter la morale occidentale. Les événements géopolitiques des dernières décennies donnent raison à Limonov.
Nous avons dit plus haut que les Nazbols avaient bien plus qu'un programme politique. La rationalité politique habituelle est en deçà de l'idiosyncrasie "rouge-brune".
En quoi les "rouges-bruns" sont-ils différents de la gauche standard ?
Considérons, par exemple, un progressiste lambda. Quel est son objectif ?
Une société égalitaire, globale et sans frontières, dans laquelle chacun peut être "heureux" sans oppresseurs et opprimés, dans laquelle chacun peut développer son potentiel créatif et peut s'autodéterminer de manière narcissique et fluide (en identité de genre, lieu de résidence, etc.) bénéficiant des avantages matériels et sociaux typiques de l'Occident.
Laissant de côté le fait que tout cela est impossible et n'arrivera jamais, un "rouge-brun" le vivrait comme un véritable cauchemar. Car cette ruche de larves satisfaites ne mériterait pas l'effort de ceux qui se seraient sacrifiés pour la rendre possible. Pourquoi revendiquer un comportement idéaliste et héroïque au nom d'une utopie qui, une fois réalisée, mettra fin aux idéalistes et aux héros ? L'éthique héroïque n'est-elle pas un bien en soi, bien supérieur au "bien-être" petit-bourgeois ? Pourquoi l'idéalisme devrait-il être sacrifié au profit du matérialisme, bien supérieur au "bien-être" petit-bourgeois ?
Pour les "rouges-bruns", le "type humain" du militant, du soldat, du révolutionnaire professionnel est de loin supérieur au "dernier homme" que Nietzsche a décrit (sans parler de l'androïde queer -végane-fluide-anti-spéciste-non-binaire du postmodernisme dégénéré).
Le "rouge-brun" représente un existentialisme et non un programme gouvernemental. C'est la recherche d'un sujet radical qui se manifeste entre un cycle qui se termine et un cycle qui naît, qui surgit dans un temps de vide et qui cherche une idée transcendante à mettre entre lui et la mort.
Sans surprise, les grandes figures admirées par les "rouges-bruns" sont éclectiques. Des caractères réfractaires et des profils de dureté élevée, insensibles à la conformité. Lénine et Mussolini, Rosa Luxemburg et Ungern Von Sternberg, Che Guevara et Andreas Baader, Jünger et D'Annunzio, Mishima et Maïakovski, des hommes et des femmes avec une mission, parfois magnifique, parfois fatale, des personnages dont l'entité sans fissure éclipse la partie sombre. Question d'esthétique et d'intensité vitale. Le "rouge-brun" peut s'en inspirer ou simplement les admirer. Ce qui le fera toujours vomir c'est l'image d'un libéral.
Avec leur rejet de la politique conventionnelle, les "rouges-bruns" pourraient être considérés comme politiquement inoffensifs. Mais ce serait une conclusion hâtive. Leur existence préfigure une nouvelle époque : celle des temps post-libéraux.
"Le libéralisme - écrit Moeller Van Der Bruck - est la liberté de ne pas avoir d'opinion définie, tout en affirmant que cette absence d'opinion est elle-même une opinion." Existe-t-il une meilleure définition de la "tolérance", cette valeur suprême de l'Occident ?
Avec son scepticisme philosophique et son adhésion exclusive à la liberté individuelle, le libéralisme a entraîné l'affaiblissement et la corruption des esprits. Incapable de proposer des valeurs communes et des idéaux positifs, le libéralisme est impuissant face aux pathologies destructrices qu'il provoque : idéologie du genre, déconstruction, Wokisme. Après tout, toutes ces idéologies sont centrées sur la satisfaction individuelle et le narcissisme. Mais las de l'éternel indéfini, le peuple cherche à s'accrocher à des valeurs solides. C'est le retour de la géopolitique et d'un leadership fort, dans tant de régions du monde.
Donoso Cortés a écrit que le libéralisme ne domine que lorsque la société échoue. Et il a ajouté : "L'homme est né pour agir et la discussion perpétuelle contredit la nature humaine. Les gens sont pressés de tous leurs instincts, un jour vient où ils se déversent sur les places et les rues en demandant Barabbas ou en demandant résolument Jésus et en jetant les chaises des sophistes dans la poussière" Il semblerait que Donoso pense aux "gilets jaunes" ou aux explosions de violence nihiliste qui, de manière de plus en plus courante, se répandent dans tout l'Occident. C'est le point d'ébullition auquel se situe le "rouge-brun".
Qu'est-ce que tout cela signifie? Il y a là une tension politique non résolue : celle de l'union du social et du national. Une route bloquée depuis la catastrophe du fascisme, mais qui ne cesse pour autant de soulever des questions. Il n'y a pas de fumée sans feu. Le phénomène "rouge-brun" et les populismes en sont la fumée. Ils ont une valeur de symptôme.
On termine sans conclure
Les Nazbol ont été dissous en 2007, lorsque le gouvernement russe s'est lassé de leurs performances contestataires .
Édouard Limonov était un opposant radical à Poutine, mais sans doute pour des raisons plus viscérales qu'idéologiques. Après tout, ses particularités personnelles l'empêchaient d'être un politicien "systémique". Son drame politique était sûrement - comme le souligne avec sagacité Emmanuel Carrère - que Poutine a mis en œuvre le programme qu'il aurait aimé mettre en œuvre. En d'autres termes, Poutine lui a volé le "show".
Mais ne tournons pas autour du pot : Limonov était, après tout, un écrivain et un aventurier, pas un politicien professionnel ou un théoricien systématique. Cependant, dans son bref travail théorique, il a développé des intuitions brillantes.
En 1993, Limonov publie en France Le Grand Hospice occidental. Sa thèse est que l'Occident est devenu un gigantesque hospice contrôlé par des administrateurs omniscients, dans lequel les malades sont placés sous sédatifs et se comportent de la manière la plus docile possible (à l'ère du COVID, on ne peut qu'être surpris de la capacité visionnaire de Limonov).
Il dépeint dans ces pages une société vieillissante, castrée dans son instinct de survie, prisonnière de petits dogmes, engluée mentalement dans les traumatismes du XXe siècle. Limonov parle d'une vie culturelle standardisée où les idées se tarissent, la pensée s'épuise et des pans entiers de la mémoire collective sont maudits. Limonov dénonce le culte des victimes, la fièvre du repentir, le consumérisme vulgaire, l'infantilisation de la société, l'allergie à l'héroïsme et à l'épopée.
Limonov dépeint la supériorité morale ridicule d'un Occident qui pense que tout le monde veut être comme lui, un Occident qui refuse de penser des réalités complexes et les remplace par une image simplifiée :
D'un côté, le Bien , et de l'autre, tout le reste, ce qui n'est pas l'Hospice occidental : le Goulag, le totalitarisme, Auschwitz, les dictateurs barbus et mostachous, etc.
Limonov dénonce l'hypocrisie de ce Grand Hospice qui porte un Vide en son cœur. Un vide qui ne cesse de s'exporter dans le reste du monde.
Limonov est décédé en 2020 d'un cancer. Le destin ne lui a pas donné la mort qu'il avait toujours voulue : être assassiné. Les scribouillards n'ont pas manqué pour se moquer de lui et parler d'échec. Certains ont quand même concédé que s'il avait tort politiquement, il avait raison littérairement. Parlant de sa vie, Limonov a avoué à Emmanuel Carrère ; "Ouais, une vie de merde."
Limonov a-t-il échoué ?
Nous avons dit plus haut que Limonov n'était ni un politicien ni un idéologue systématique. Limonov voulait vivre une vie héroïque à une époque non héroïque. Ce soi-disant fasciste (selon Carrère) "a toujours préféré ceux qui sont en minorité, les petits aux forts, les pauvres aux riches, les scélérats qui s'assument comme tels - les rares - aux vertueux qu'ils sont légion".
Il aimait les femmes les plus séduisantes et les plus déjantées, et en phallocrate incorrigible, il leur rendait le meilleur hommage possible : en épouser le plus possible. Comme les "fous-en-Christ" de la vieille tradition orthodoxe, Limonov disait ce qu'il voulait, quand il voulait, comme il voulait et à qui il voulait, plus et mieux que tous les petits lettrés qui ont ricané au moment de sa mort. Dans son éloge funèbre, le critique russe Dmitri Bykov a écrit qu'"il était beaucoup plus heureux que nous tous".
En fin de compte, qu'est-ce que l'échec?
Le poète espagnol Leopoldo María Panero (dans le film El Desencanto , de Jaime Chávarri, 1976) a dit : "J'ai fini par l'échec le plus absolu, mais je considère l'échec comme la victoire la plus resplendissante."
Ce qu'il voulait sans doute dire, c'est que si le succès n'est obtenu que par des renoncements, des compromis et des mensonges, l'échec n'est pas nécessairement le pire. Si tel est le prix à payer pour construire sa propre histoire, c'est aussi le chemin de la grandeur.
Limonov était un écrivain absolu. Littérairement il avait raison et politiquement il n'avait pas si tort, quoi qu'en disent certains.
Parmi les messages qu'il a laissés, il en est un qui ne cesse de prendre du poids : avec tout son bien-être (et peut-être à cause de lui) l'Occident est une maison de retraite décadente qui ne demande qu'à mourir. L'Occident est tout simplement ridicule, et il est pourri. Pourri jusqu'à la moelle. Il suffira d'un coup de pied bien donné, au bon moment, pour que tout le hangar s'effondre.
Certains petits Vietnamiens s'en étaient aperçu il y a un demi-siècle, et aujourd'hui certains hommes barbus à l'air rude et sauvage le savent très bien.
C'est quelque chose que l'Occident ne veut toujours pas voir. Personne de mieux qu'un Russe fou pour le lui cracher au visage.
Adriano Erriguel
29/09/2021
(traduit de l'espagnol)
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