OFFICIERS ET POÈTES RUSSES
ARTICLE DANS LE QUOTIDIEN ITALIEN "LA REPUBBLICA" - Février 2017
Rosalba Castelletti - Correspondante à Moscou
TRADUCTION
Les images de Zakhar Prilepine en tenue de camouflage avec des bottes, musclé et le regard fier, tournent en bouclent sur les télévisions et les réseaux sociaux depuis plusieurs jours en Russie.
Et cela depuis que l'écrivain couronné des plus grands prix littéraires, a révélé être à la tête d'un bataillon spécial de l'autoproclamé République populaire de Donetsk, dans l'est de l'Ukraine.
Quarante et un ans, quatre enfants, Zakhar Prilepine est la voix d'une génération qui a grandi pendant les années de la stagnation de Brejnev, et a vu l'écroulement de l'Union Soviétique, quand il n'était pas encore majeur.
Ce n'est pas un hasard si les fractures de la Russie post-soviétique sont le tissu de sa vie et de ses livres :
- la guerre en Tchétchénie où il a combattu deux fois, qu'on retrouve dans son roman "PATHOLOGIE" ( publié par Voland en Italie, comme tous ses autres livres d'ailleurs, et cet été sortira "LA COMMUNAUTÉ - L'Enfer de Solovki")
- le militantisme dans le parti national-bolchévique de Limonov qui a inspiré son roman SAN'KIA.
Ancien boxeur (?!!?) et vigile, Prilepine est un oxymore fait homme.
Vétéran des forces spéciales (les Omon) , il devient ensuite rédacteur en chef de "Novaïa Gazeta", le journal d'Anna Politkovskaïa qui dénonçait toutes les horreurs.
Membre du mouvement d'opposition "L'Autre Russie" (qui succèda au parti national-bolchévique interdit), il a cessé de critiquer Poutine après l'annexion de la Crimée.
Combattre dans le Donbass est la conséquence naturelle de sa vision nationaliste d'une «Grande Russie» englobant tous les territoires russophones, et c'est aussi la guerre vue comme une vocation virile.
Surnommé le "Hemingway russe", Prilepine préfère s'inscrire dans la tradition de Pouchkine, Derzhavin et d'autres écrivains de l'âge d'or russe, comme il le raconte dans son nouveau livre "Officiers et poètes russes".
Des écrivains qui, comme lui, "ne savent pas seulement utiliser leur plume, mais aussi comment manier une arme."
- M. Prilepine, qu'est ce qui vous a amené à écrire votre dernier livre?
- J'ai été frappé par la fausse image de la littérature russe, si répandue dans les milieux bourgeois de l'intelligentsia russe. Des gens prêts à jurer sur les noms de Pouchkine et Dostoïevski, mais qui professent des idées complètement contraires à eux. Les écrivains russes étaient des gens courageux, inflexibles, toujours prêts à défendre leurs idées et pas seulement avec leur plume.
- Vous aussi, voulez utiliser une autre arme que la plume. Qu'est ce qui vous pousse à le faire ?
-La même chose qui motivait mes prédécesseurs : le fait de savoir qu'on est en train de commettre une injustice. La moitié de la population de l'Ukraine est russophone. C'est la Russie qui a fondé et construit la ville d'Odessa. La ville de Kharkov (Kharkiv en Ukraine, ndlr) est de langue russe, ainsi que les villes de Donetsk et Lugansk.
Mais l'Ukraine poursuit une politique que j'appelle le «génocide linguistique», en excluant la langue russe et sa littérature de l'utilisation quotidienne et en donnant aux citoyens une fausse image de l'histoire ukrainienne, dépourvue de sources historiques.
- Plus de dix mille morts dans l'Est de l'Ukraine depuis 2014 : est-il juste de verser autant de sang au nom de la langue russe?
- La langue n'est pas qu'un moyen de communication. C'est quelque chose de plus. La langue est l'âme d'un peuple.
- Vingt ans se sont écoulés depuis l'époque où vous combattiez en Tchétchènie dans les Omon. Quelles sont les différences entre cette époque et votre expérience actuelle dans le Donbass ?
- Les situations sont très différentes. A l'époque, l'armée russe a dû faire face aux partisans tchétchènes : les unités militaires régulières russes étaient équipées d'armes lourdes, de chars, d'artillerie, et les partisans n'avaient rien de tout cela.
Ce qui se passe en Ukraine, c'est tout le contraire : c'est nous les partisans, aujourd'hui.
Les forces armées régulières ukrainiennes dans le Donbass sont trois à cinq fois supérieures aux notres, et si nous avons de l'artillerie et des chars, ils sont équipés d'armements beaucoup plus lourds.
- Voyez vous des parallèles entre le conflit actuel dans l'est de l'Ukraine et les guerres du XIXe siècle qui vous racontez dans "Officiers et Poètes russes" ?
- J'en vois avec l'insurrection polonaise de 1831, qui aujourd'hui est interprétée comme une rébellion pour la liberté.
La réalité est plus complexe : les Polonais en se rebellant voulaient conquérir Kiev et les territoire de l'Ukraine et de la Biélorussie. Dans leur tentative, ils furent soutenus par la France et la Grande-Bretagne.
En 1831, la Pologne divisée entre la Russie et les pays européens, voulait se venger de la défaite de 1812 quand elle avait déployé 70.000 soldats contre la Russie, sous le drapeau de Napoléon. En regardant le présent, la comparaison avec cette époque saute aux yeux.
- Et vous, dans quel de vos prédécesseurs, "écrivains-soldats" vous voyez-vous ?
- Dans aucun. Je me vois seulement en moi-même. Mais un jour, je me suis rendu compte d'une chose simple. Il y a deux siècles, la situation politique et géopolitique était plus ou moins la même qu'aujourd'hui et même les protagonistes étaient presque identiques : français, allemands, britanniques, turcs et un peu après, les Américains.
Même les théâtres de discorde étaient les mêmes: le Caucase revendiqué par la Grande-Bretagne et l'Empire ottoman d'un côté et la Russie de l'autre, le territoire actuel de l'Ukraine où les polonais et les pays baltes étaient trés actifs, et ainsi de suite .. ..
- Vous avez changé d'avis à propos de Poutine. Pourquoi ?
- La terre est sacrée. Et aussi le désir d'une partie du peuple russe de défendre son indépendance est sacré.
Aujourd'hui, ces questions sont plus importantes pour moi que le problême de la corruption .
- Que pensez-vous de l'attitude de l'Occident envers la Russie ?
- Les gens sont fatigués des diktats des Etats-Unis, et ne veulent plus d'un monde unipolaire. La Russie représente un contrepoids comme porteur des authentiques traditions européennes. Je le dis avec conviction.
Rosalba Castelletti, Correspondante de LA REPUBBLICA à Moscou
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JOURNAL D'UKRAINE
Février 2017.
Traduction du russe par Monique Slodzian.
Editions de la Différence - 2017
Présentation de l'éditeur :
Zakhar Prilepine est souvent allé en Ukraine, avant Maïdan et après, comme correspondant de guerre et humanitaire.
Il a levé des fonds et a consacré son prix du Grand Livre qui l'a auréolé en 2014 à l'organisation de convois pour le Donbass. Il les a lui-même accompagnés et a renouvelé l'opération en septembre 2015.
Reporter sur le front, il sait mieux que personne mener le dialogue avec les combattants séparatistes que Kiev s'obstine à traiter de " terroristes ".
La guerre, il la connaît depuis la Tchétchénie. Et il en parle sans pathos, avec une compassion
toute retenue. L'émotion naît de la force de son écriture, pas d'une sentimentalité hypocrite.
Non,
la guerre en Ukraine ne l'a pas surpris : elle couvait depuis 1990 et les causes du conflit remontent à bien plus longtemps (les plus récentes renvoient à l'après-guerre de 14-18 et aux récidives pronazies des années
40).
Son recul historique sur les événements qui ont éclaté en février 2014 se traduit par une analyse fine et sans concession du passé récent.
"Le temps des troubles" que traverse l'Ukraine contemporaine, à l'instar de la Russie du début du XVIIe siècle, s'est tramé dans l'histoire. Et il explique comment.
Avec une ironie mordante, Prilepine dissèque dans ce "JOURNAL D'UKRAINE" les responsabilités des acteurs politiques, russes et ukrainiens depuis l'effondrement de l'URSS. Il ne ménage pas la partie russe tout en assumant son soutien à la fermeté du Kremlin.
Sa plume insolente ne rate pas les intellos du camp libéral qui, de Moscou ou de l'étranger, dissertent sans fin sur les options du Donbass, loin du front et loin de la misère.
Voir ici la remarquable critique de Julia Breen dans Le Courrier de Russie :
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Critique de "Officiers et poètes russes" (sévère) :
Autre critique du livre :
https://rg.ru/2017/02/12/basinskij-mne-po-dushe-chto-vzvod-prilepina-vyzyvaet-stolko-voprosov.html
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UNE CHRONIQUE PARMI TANT D'AUTRES
Pour mieux comprendre Zakhar Prilepine, voici l'extrait d'une de ses chroniques. Tout ce qu'il écrit a cette force et cet impact.
À l’époque de Boris Eltsine, après la chute de l'Union Soviétique, la Russie s’est scindée en deux. L’une des deux est allée se battre en Transnistrie, en Abkhazie, en Tchétchénie, en Serbie, puis de nouveau en Tchétchénie. Entre ces guerres, elle a vivoté dans ses villes mono-industrielles privées d’industrie – et appris à survivre.
L’autre Russie est allée en boîte, s’est droguée, s’est lancée dans les relations publiques et les technologies politiques, a amassé un argent fou, s’est fait élire député, a gravité autour de jeunes réformateurs et nouveaux gouverneurs. Elle est partie à Goa, en Thaïlande, en Europe.
Ces deux Russies ont mené des existences parallèles, sans se croiser. À grand-peine, on pouvait passer de la première à la seconde – mais l’inverse ne s’est jamais produit.
La Russie nouvelle, jeune et progressiste, se fichait superbement des villages qui mouraient, des usines qui fermaient, des ouvriers sales qui en étaient renvoyés et des officiers qui – encore et toujours – la servaient.
Cette bourgeoisie nouvelle-née n’a pas voulu savoir, dans les années 1990, que la Russie comptait plus d’enfants des rues qu’après la Guerre civile de 1918-1923. Qu’au cours de cette période, son pays occupait la première place mondiale en matière de trafic d’organes.
Dans les années 1990, je travaillais dans les brigades OMON (forces spéciales) et j’ai eu accès aux statistiques internes de la police : à cette période, la criminalité a été multipliée par six par rapport à la décennie précédente.
Dans les années 1990, la Russie s’est mise à voler, tuer et violer six fois plus qu’avant.
Mais cette situation n’inquiétait pas le moins du monde les nouveaux bourgeois. Face à ce funeste tableau, ils ont répété inlassablement que le chômage, la toxicomanie et la misère étaient l’« héritage sanglant et corrompu » de l’Union soviétique.
C’était un pur mensonge, évidemment. Mais beaucoup d’âmes y ont cru, car s’il y a une chose que les bourgeois savent faire, c’est mentir. Personne à l’époque ne pensait qu’il était possible de mentir comme ça.
Quand, à la fin des années 1990, après avoir quitté l’OMON, j’arpentais les rues des villes russes aux côtés de jeunes opposants en colère, de gauche comme de droite, j’ai vu nos bourgeois à travers les vitres fumées de leurs voitures : ils nous regardaient, et nous les faisions rire, ils se moquaient de nous.
Je me souviens aussi des jeunes correspondantes des chaînes de télévision moscovites qui venaient couvrir nos manifestations. Elles nous approchaient comme on entre dans une porcherie. Elles avaient peur de se salir.
Vous êtes pitoyables, voulaient-elles nous dire, avec vos drapeaux et vos discours sur la Russie misérable et ses usines agonisantes. Vous feriez mieux de vous remettre à bosser. Oui, et puis de travailler sur les complexes psychologiques dont vous semblez bourrés. ...///...
Toute la chronique à retrouver ici :
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VOIR CETTE PAGE TRÈS COMPLÈTE SUR ZAKHAR PRILEPINE : (en français)
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Prilepine vu par Karine Bechet-Golovko, sur "Russie politics" :
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CE SITE EST CONSACRÉ A EDOUARD LIMONOV (et ses disciples)
Il actualise le livre d'Emmanuel Carrère, avec photos, vidéos rares, et quantité d'informations inédites et vérifiées. (2021)
Voir la 1ère page, très complète, ici :
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