Voir d'abord la 1ère page (très complète) de ce site consacré à Edouard Limonov :
LE POÈTE RUSSE PRÉFÈRE LES GRANDS NÈGRES
Titre original : Это я, Эдичка
Titre traduction anglaise : "It's me Eddie : A fictional memoir"
Le premier livre de Limonov, écrit à New York en 1976, est paru en France en 1980.
"La grande illusion…"
Ce pourrait être un sous-titre pour ce roman âpre, violent, acide.
Mais c’est plutôt une immense désillusion que vit le poète russe Limonov, personnage éponyme de l’auteur.
Ecrivain contestataire dans la glorieuse Union des Républiques Socialistes Soviétiques, Limonov est « autorisé » en 1974 à émigrer avec sa femme Elena aux Etats-Unis d’Amérique, la non moins glorieuse patrie des libertés, le pays porte-étendard du « Monde Libre ».
Il ne lui faut pas longtemps pour déchanter. Elena le quitte pour un homme au présent plus argenté et au futur matériellement plus confortable.
Le voilà, littéralement, anéanti :
Au fond, ici, en Amérique, je ne l’intéressais pas. […] elle m’avait dit au téléphone : « Tu n’es rien ».
Il échoue, aigri, dans un hôtel désaffecté, et survit au jour le jour avec les deux cent soixante-dix-huit dollars que lui alloue généreusement le gouvernement américain.
C’est là, au seizième et dernier étage, […] que je me tiens, à moitié nu. En général, je mange de la soupe aux choux […]. La soupe aux choux aigres est ma nourriture habituelle…
La descente aux enfers est rapide. Il faut dire que le poète se nourrit de sa propre déchéance, qu’il la rumine et qu’il s’en délecte.
Le récit de son errance, l’itinéraire de sa désespérance, l’expression très crue de sa souffrance, les innombrables portraits d’êtres, comme lui en perdition, qu’il rencontre jour après jour, fournissent au narrateur le cadre, les éléments et le prisme psychologique qui lui permettent de brosser de la société américaine telle qu’il la perçoit, au paroxysme de la guerre froide et du monde en général, un tableau socio-politique terriblement sombre et définitivement pessimiste.
A la chansonnette – Cigarettes, whisky et ptites pépées –, qu’entonnait gaiement, la tête emplie à la fois, contradictoirement, du rêve américain et d’idéaux révolutionnaires maoïstes marxistes trotskistes léninistes, la jeunesse des années 50/60, vient s’opposer un triptyque destructeur : « Mauvais joints, alcool à bon marché, misère sexuelle ».
Parce qu’il n’y a pas d’alternative, suggère l’auteur, pour quelqu’un qui n’est rien et qui n’a rien dans une société où ne compte que l’image qu’on peut donner de soi au travers de ce qu’on possède, où règne absolument l’individualisme, symbolisé par la phrase qui y est la plus fréquemment prononcée,« la plus meurtrière depuis le début de l’humanité: “C’est ton problème !” ».
Que vaut dans ce milieu la vie d’un écrivain humaniste à qui toute publication est impossible ? Lorsqu’il écrit un texte exposant les tares de la société capitaliste, les journaux américains le taxent de bolchevisme et refusent de le publier, et les journaux soviétiques le censurent au motif que l’auteur est un transfuge, un traître au communisme, un agent double dont l’objectif est de ridiculiser la Pravda en l’amenant à diffuser de fausses informations sur le pays où il a choisi d’aller vivre après avoir déserté.
Le poète est d’autant plus amer qu’il était, paradoxalement, plus connu, plus lu lorsqu’il était contestataire dans son pays, soumis à une censure implacable qui ne permettait qu’une diffusion restreinte, sous le manteau, de ses œuvres…
Le constat est sans équivoque :
" Ce sont nos propres meneurs qui nous ont montés contre le monde soviétique, les Sakharov, les Soljénytsine […] et nous avons tous foncé comme des cons en Occident dès que
l’occasion nous en était offerte…
Maintenant, je vois
que c’est le même bordel, ici et là-bas. Et en plus, ici, je pars perdant, puisque je suis écrivain russe et que j’écris en russe, et […] que je m’étais habitué à ma gloire clandestine
[…], de la Russie créatrice où un poète […] est d’une certaine manière une sorte de chef spirituel…"
Renvoyant dos à dos capitalisme et communisme, assumant sa schizophrénie, rêvant d’un monde futur où l’amour s’imposera comme unique idéal, un monde où « personne ne pourra plus acheter une Elena parce qu’il n’y aura plus de quoi les payer, où il n’y aura plus d’avantages matériels des uns au détriment des autres », Limonov, sous le triple poids du désenchantement politique, de la déception amoureuse et de la perte de la certitude de devenir un grand écrivain, se dilue, se disperse, nie ce qu’il est, jusqu’à décider d’effacer, dans la volonté de se défaire du désir lancinant qu’il conserve d’Elena, sa propre personnalité sexuelle.
S’efforçant de se persuader qu’il est naturellement homosexuel, il vit sa première expérience, bouleversante, avec un noir sans domicile fixe, épisode qu’annonce clairement le titre du roman.
Les rencontres se succèdent, les partenaires des deux sexes défilent… mais l’amour n’est jamais au rendez-vous.
« J’ai aimé, je le vois maintenant, d’une manière inhabituelle, terriblement et passionnément, mais […] je voulais un amour réciproque. C’est mal de vouloir quelque chose en retour… »
Le lecteur n’a qu’à se laisser charrier dans des eaux troubles et tumultueuses, pour un voyage mouvementé, amèrement lucide.
Patryck Froissart
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AUTRE CRITIQUE DU "POÈTE RUSSE..."
Je débute cette critique en saluant la fantaisie des éditeurs français. le titre russe du roman est "Это я, Эдичка", littéralement "C'est moi,Editchka", ce qui donne en anglais "It's me, Eddie" et en français...."Le poète russe préfère les grands nègres".
Voilà un titre qui a l'avantage d'être explicite mais qui présente deux inconvénients : 1/ le livre est difficile à commander auprès de sa libraire de quartier et 2/ si oui, il y a des scènes très imagées, le roman ne s'y limitant pas, le titre me semble réducteur. Je m'interroge aussi sur l'utilisation du mot «nègre », le terme n'étant utilisé à aucun moment dans le texte.
Ce premier roman de Limonov est un récit autobiographique. L'auteur raconte ses errances dans New-York au milieu des années 70, après son expulsion d'Union Soviétique. Arrivé depuis peu en Amérique, Limonov fait part de sa « désillusion ». C'est d'ailleurs le titre d'une tribune qu'il adresse au journal de l'émigration soviétique aux Etats-Unis « la Cause russe ». Il y écrit que le monde occidental ne justifie pas les espérances de ceux qui émigrent de Russie, et que par certains de ses aspects, ce monde occidental s'avère pire que le monde soviétique.
En URSS,Limonov était une icône de l'underground soviétique, un poète reconnu comme tel qui parvenait à diffuser ses textes sous le manteau à un public d'amateurs. Aux Etats-Unis, il n'est plus personne, tout le monde se fout de ses écrits, il n'est plus qu'un dossier parmi d'autres de l'assistance sociale.
A ses yeux, le monde refuse de lui donner ce qui lui revient de droit de par son talent, il se retrouve démuni quand tant d'autres, l'apparatchik en Russie, le businessman en Amérique, se voient distribuer les plus belles parts du gâteau. Il exprime sa haine d'une civilisation qui a produit des « monstres d'indifférence ».
Limonov souhaite l'avènement d'une révolution mondiale et fréquente les cercles des militants trotskystes. S'il y satisfait en partie son goût du danger et son besoin de fraternité, il s'étonne du cloisonnement de ces intellectuels gauchistes effrayés par les quartiers défavorisés de Brooklyn, alors que pour le poète, tout doit partir de là, de ces démunis qui partagent cette injustice qui le ronge.
Limonov est détruit par une rupture amoureuse. Son Elena l'a quitté pour un vieil homme plein aux as, ce qui décuple son sentiment de vivre dans un monde injuste. Profondément marqué par cette séparation, il va exprimer une grande détresse et un besoin d'amour. Il est terrifié à l'idée d'être condamné à la solitude qui est pour lui un véritable enfer. Dégoûté par les femmes pour lesquelles il éprouve une vive répulsion depuis le départ d'Elena, il voit dans l'homosexualité un recours, il pourra ainsi rencontrer quelqu'un qui l'aime, le désire et prenne soin de lui.
Car si Limonov aime passionnément, il rêve avant tout d'un amour réciproque. Après une recherche de partenaire auprès de ses amis, il va faire une rencontre fortuite dans un terrain vague qui va le combler et briser un temps le silence et la solitude qui l'empoisonnent. Mais il reste fou amoureux d'Elena, sa « petite fille » perdue dans cette grande ville entre drogues, coucheries et illusions brisées.
C'est aussi un roman sur New-York, ville que Limonov parcourt à pied en permanence, il évoque ses nombreuses rencontres, qu'elles soient liées à l'émigration, la politique, au monde de l'art, à la rue, aux petits boulots qu'il réalise …
A la fin du récit Limonov fera ce constat : « Et c'est ainsi que je marche à présent : à nouveau je n'ai rien ; ma destinée poétique est commencée, il n'est pas très important de savoir si elle se poursuivra ou non, elle existe ; en Russie, j'ai déjà transformé ma vie en légende et à présent je suis libre, je marche dans cette Grande Ville vide et terrifiante en me distrayant, en me sauvant moi-même et en m'amusant dans ces rues, à la recherche de la rencontre qui sera le point de départ d'une vie nouvelle. »
Histoire de son serviteur
1984 chez Ramsay
Reedition 2012. Flammarion. Traduit du russe par Antoine Pingaud, 313 p. 20 €
Ecrivain(s): Edouard Limonov Edition: Flammarion
Coucou ! Revoilà Edouard !
Après Le poète russe préfère les grands nègres, dont on trouvera la présentation ici, il faut sans délai lire cette suite biographique du combat que livre Edouard Limonov pour se faire reconnaître comme écrivain.
Dans son premier roman, le poète libertaire russe, après avoir été autorisé à quitter l’Union Soviétique, végète aux Etats-Unis où, miséreux et anonyme, il noie dans la drogue, l’alcool et le sexe son désenchantement face à la réalité du rêve américain.
Ici Limonov, toujours à New York, occupe un emploi stable et respectable : il est majordome dans l’immense villa d’un milliardaire qu’il n’y voit que rarement.
Pour le narrateur, le point de vue est radicalement différent.
De spectateur passif, du balcon de sa chambre d’hôtel désaffecté, d’un monde où aucune place ne lui est accordée, Edouard passe au statut de membre actif de la société, a ses appartements (chambrette de service) et donc son adresse dans une demeure luxueuse des beaux quartiers.
Homme de ménage, cuisinier, factotum en sorte, il profite de la cave prestigieuse de son maître, reçoitses amis dans sa cuisine et sesmaîtresses (toujours aussi nombreuses, et toujours aussi éphémères à une exception près) dans sa chambre, en l’absence du propriétaire.
On pourrait croire que cette relative aisance, que cette sécurité matérielle, que ce confort domestique auraient quelque peu apaisé ses rancœurs, l’auraient amené vers une insertion en douceur dans le melting-pot américain.
Lui-même, un temps, y croit. Mais il se trompe, et il détrompe vite le lecteur quant à sa capacité d’intégration à ce niveau de l’échelle sociale. S’il fait le maximum pour mériter son salaire, s’il fait bonne figure devant son maître, il ne supporte la servitude qu’en se répétant qu’elle est provisoire, et que le manuscrit Le poète russe préfère les grands nègres finira par être accepté par un des innombrables éditeurs à qui il l’envoie à tour de rôle.
« Je me postai à la fenêtre en songeant à ce fils de pute qui régnait sur nous… »
D’autres ont réussi pourtant. Limonov les envie et les méprise. Parmi eux, le danseur Lodyjnikov :
« Lodyjnikov est un snob. L’argent l’a rendu ainsi. […] Quand il a fui la Russie, il était jeune et sans le sou, comme nous tous. Aujourd’hui il valse avec les millions. […] Dans l’injuste, on ne fait pas plus grandiose… »
C’est que le personnage reste écartelé entre rejet et nostalgie du communisme égalitaire d’une part, et dégoût et attirance pour le libéralisme individualiste d’autre part. En conséquence, il « reste en dehors» :
« Margarita et Vladimir estimaient que la Russie était de la merde et que le reste du monde était un paradis […]. Pour moi, le monde entier était de la merde, y compris l’Amérique… »
C’est aussi que, simultanément, le poète, l’écrivain, persuadé de son génie, d’une part en veut à un système qui ne le reconnaît pas tout en couvrant de dollars des personnalités dépourvues de véritable talent, d’autre part ne rêve que d’être propulsé sur le devant de cette scène qu’il déteste. En conséquence, entre deux périodes de dépression, entre deux clameurs de haine, il ronge son frein :
« J’attendrai le temps qu’il faudra, je prendrai mon mal en patience. Mais, pour finir, j’aurai ma part, j’accomplirai ma grande œuvre… »
Phrases prémonitoires ! Car si les Etats-Unis ont ignoré son génie, la France l’a reconnu, à juste titre !
Patryck Froissart
Limonov en livre électronique
Le livre d'Emmanuel Carrère et ses traductions se trouvent évidemment en livre numérique, mais à des prix trop élevés.
Bien mieux, et moins chers, voici 3 livres indispensables :
1) "Limonov par Limonov" aux éditions de l'Express : - EUR 7,99
Longue interview d'Edouard Limonov réalisée en 2012 par un journaliste de l'Express, Axel Gylden.
On y apprend encore plus de choses que dans le Carrère-Limonov.
Un extrait à lire ici :
http://www.tout-sur-limonov.fr/222318801
Vraiment indispensable pour tout amateur du "contemporain capital" russe.
Voici maintenant 2 livres traduits en italien . Tous deux font partie des 8 ouvrages écrits par Limonov pendant son séjour en prison (2001-2003)
INCONTOURNABLE : "Libro dell'acqua" ("Le livre de l'Eau", qui serait selon Carrère, le chef d'oeuvre de Limonov )
EUR 3,90 !
Une cinquantaine de courts chapitres où Limonov raconte sa vie avec une verve éblouissante : on y apprend ( entre autre ) que son premier livre avait été acheté par Joel Séria ( le réalisateur mythique des "Galettes de Pont-Aven" ) pour en faire un film avec Fanny Ardant ( dans le rôle d'Elena ), et Limonov jouant son propre rôle ! Projet qui hélas n'avait pas abouti.
( facile à lire si l'on comprend un peu l'italien)
LE LIVRE DE L'EAU est enfin paru dans
sa traduction française, à l'automne 2014 aux Editions Bartillat :
http://www.tout-sur-limonov.fr/222318795
"Il trionfo della metafisica : Memorie di uno scrittore in prigione"
Paru chez Salani Editore en 2013 - EUR 11,99
Limonov y parle de son séjour en prison, de l'univers carcéral en Russie, de ses compagnons de cellule.
Sur le même thème , en français : "Mes prisons" paru aux Editions Actes Sud, en 2009.
Limonov a consacré 3 livres à son expérience des prisons :
- Mes prisons
- Triomphe de la métaphysique
- Prisonnier de la mort ( en russe seulement, pour l'instant )
CONTACT : tout.sur.limonov@gmail.com
La grande époque - Limonov 1989
Edouard Limonov "LA GRANDE ÉPOQUE"
Publié le 18 août 2011 par Mapero
http://wodka.over-blog.com/article-edouard-limonov-la-grande-epoque-81815123.html
Edouard LIMONOV - La grande époque.
Flammarion, 1989, 201 pages. Traduit du russe par Antoine Volodine.
Exilé d'URSS en 1974, Limonov a vécu à New York puis à Paris et il a obtenu la nationalité française. C'est en russe de Paris qu'il a écrit cette autobiographie , remarquablement traduite par Antoine Volodine, qui s'arrête à la veille de sa scolarisation. "La grande époque" est dédiée à ses parents Véniamine et Raïssa.
Les origines familiales, la société des enfants, la vie en URSS entre 1945 et 1955, tels sont les thèmes forts de ce livre vivant et plein d'humour — où pointe entre les lignes la mélancolie du pays natal.
• À sa mère venue de la région de Nijni-Novgorod, Edik (diminutif d'Edouard) doit quelques gouttes de sang tatar.
« Le fils se souvient que sa mère savait compter en tatar, et il conserve même vaguement en mémoire une série exotique de ber, iké, douch, bich, enfouis depuis l'enfance dans des recoins inaccessibles…»
À une arrière grand-mère paternelle, il doit quelques gouttes de sang cosaque et plus spécialement ossète. Bref, le petit Edik est né du « melting pot » russe.
Venu au monde en 1943 avec la victoire de Stalingrad, il a d'abord porté le nom de son père, Savenko, un lieutenant recruté après ses études en électricité. « C'est ainsi que l'électricien de la région de Voronej atterrit dans les troupes du NKVD. Il devait y rester vingt-huit ans.»
À la fin de la guerre, la famille du lieutenant est installée à Kharkov à l'état-major d'une division et connaît la stabilité dans une adresse très parlante : rue de l'Armée rouge.
Dix ans plus tard, après la mort de Staline, la famille déménagera pour un nouveau quartier — ce sera la fin de la "grande époque" pour Edik qui a aussi un autre repère : le NKVD fut alors scindé, par Khrouchtchev selon lui, entre MVD et KGB.
• Fils unique, Edik a plein de camarades de jeu, qu'il appelle « la marmaille », à peu près tous fils et filles de militaires. La cour de l'état-major et les dépendances servent de terrain de jeu. L'hiver, la neige permet de faire de la luge sur la colline interdite des décombres.
Il y a encore des écuries dont une odeur caractéristique se dégage et bien peu d'automobiles. L'adjudant Chapoval, sorte de concierge de l'immeuble, fascine les gamins avec son bricolage d'une vieille Opel.
Le petit Edik est fasciné aussi par les activités de son père dans leur logement de plus de vingt mètres carrés : l'entretien de son pistolet, le montage de postes de radio.
Le lecteur mesure néanmoins l'ampleur de la pénurie dans laquelle vivent ces gamins, alors qu'ils peuvent passer pour des privilégiés du régime. L'auteur se souvient de vêtements d'enfant ramenés d'Allemagne vaincue et dont il bénéficia. Malgré les difficultés matérielles, c'était "la grande époque" pour l'enfant russe qui avait reçu de ses parents une éducation attentive — avant d'avoir « dégénéré en auteur ».
• Dans la ville en ruines, de longues palissades entourent les zones détruites. Le lecteur prend la mesure du très bas niveau de vie d'un pays vainqueur du Reich allemand en une "victoire à la Pyrrhus": on manque de tout, beurre, lait, viande.
Lorsqu'une exposition agricole est organisée à Kharkov, avec de vrais kolkhoziens qui ont amené lait et viande, les officiers chargés du maintien de l'ordre craignent que l'émeute populaire ne submerge tout.
Ce récit restitue bien l'air du temps : la fête du nouvel an autour d'un beau sapin mais sans vrais cadeaux ; les chansons patriotiques de Klavdia Chouljenko que la radio diffusait ; les cigarettes des adultes, Hertzegovina Flor de Staline et des haut-gradés, ou simples Chipka des ouvriers. « Les voleurs préféraient les Bielomor-Kanal.»
Le climat patriotique et militariste a fortement marqué l'auteur qui reconnaît avoir dû renoncer à la carrière militaire seulement en raison de sa myopie.
• Après son exil Limonov est rentré en Russie sous la "perestroïka". Il s'est lancé dans la politique en suivant des choix jugés peu démocratiques en Occident et qui en Russie lui ont valu la prison. Emmanuel Carrère a publié sur cet écrivain, en 2011, un ouvrage biographique simplement intitulé "Limonov".
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Superbe, "La grande Epoque" d'Edouard Limonov
Par Malaura Babelio
Dans "Limonov", la récente biographie que lui a consacrée
Emmanuel Carrère, Edouard Limonov est décrit comme un être
hors du commun, à la fois héros et salaud, à la vie aussi
tumultueuse et trépidante qu'un personnage de roman.
De l'écrivain-voyou au mercenaire, en passant par l'homme
politique, Carrère nous donne à voir un drôle d'énergumène,
anticonformiste et provocateur, qui a tout vu et tout vécu : la
misère à New-York, la gloire littéraire à Paris, la guerre dans les
Balkans, la prison et l'action politique en Russie où il est devenu
chef du parti National-Bolchevique en butte contre
l'administration Poutine.
Rien de tel pour attiser les curiosités et donner envie d'en savoir
plus sur le bonhomme. Quoi de mieux alors que de déflorer un
peu du personnage en parcourant sa production littéraire ?
Car Limonov est aussi et avant tout un écrivain que les cercles
littéraires parisiens s'arrachaient dans les années 1980.
Ses livres - « Autoportrait d'un bandit dans son adolescence », « le
poète russe préfère les grands nègres », « Journal d'un raté »,
etc.… - principalement autobiographiques, au langage souvent
cru, au style direct et caustique, lui ont valu d'être considéré
comme un auteur subversif, aux idées révolutionnaires. Ses
actions et ses comportements, volontairement contradictoires et
ambigus, ont fini d'assoir sa réputation de baroudeur dur à cuire
et de contestataire.
Où est l'agitateur, le fauteur de troubles aux remarques
séditieuses, l'auteur effronté qui racontait ses relations
homosexuelles avec les clochards de New-York, l'impertinent
personnage irrespectueux des règles et des lois, l'insolent et
cynique chroniqueur de « L'idiot international », le journal
pamphlétaire dirigé par Jean-Edern Hallier dans les années
1980 ?
C'est qu'en 1989, à plus de 45 ans,Limonov a éprouvé le besoin
de rendre hommage à la famille en convoquant ses souvenirs
d'enfance dans l'après-guerre de Staline, révélant ainsi une
autre facette de sa personnalité, celle d'un homme empreint de
bienveillance, d'obligeance et de curiosité quant à ses origines,
ses racines et son ascendance.
Impeccablement traduit par Antoine Volodine, principale raison de
ce choix de lecture, "La grande époque" est un témoignage
d'affection aux parents de l'auteur, au gré des souvenirs
autobiographiques des toutes premières années du jeune Edik,
quand, après sa naissance en 1943 dans la région de Gorki, la
jeune russe de sang tatar Raïssa et le soldat ukrainien
Véniamine Savenko ont rejoint la ville de Karkov en Ukraine
pour s'installer avec d'autres familles de militaires dans un
immeuble communautaire de l'armée soviétique.
De leur rencontre grâce à la magie d'une lampe de poche dans
une petite ville ouvrière du fond de la Russie, à leur
établissement dans la « forteresse constructiviste » de la rue de
l'Armée Rouge à Karkov, jusqu'à la dispersion des officiers de
l'état-major dans les premiers immeubles populaires des
banlieues ukrainiennes, Limonov revisite avec les yeux de
l'enfance la « Grande époque » des années 1940 qui l'a vu
naître et grandir dans un environnement de militaires.
La mémoire jaillit, heureuse, spontanée ; les anecdotes
abondent en une évocation volubile, gaie et entraînante des
choses apprises et des expériences vécues.
L'auteur parcourt les chemins de l'enfance avec une énergie et
une nostalgie joyeuses : c'est Edik bébé dormant dans une
caisse à obus ; ce sont les intrigues et les amours qui colorent le
bâtiment communautaire des familles d'officiers ; ce sont les 400
coups des enfants dans les ruines de la ville bombardée ; ce
sont des périodes où l'on a souvent faim mais où les éclats de
rire remplacent les plaintes des ventre-creux ; c'est enfin une vie
riche et palpitante dans une promiscuité aimable et allègre que
le petit Edik observe de tous ses yeux de gamin curieux et
attentif.
Le ton n'est jamais sentencieux et jamais on ne sent la poigne
stalinienne tenir dans son gant de fer cette petite communauté
d'officiers. Au contraire, on peut même y déceler comme un
certain regret de ce temps des « héros de l'Armée Rouge »…
Et si sa myopie l'empêchera, adulte, de devenir soldat comme
son père, Edouard n'en conservera pas moins une grande
admiration pour les militaires. Dans ses yeux d'enfant grandi au
milieu des officiers, le prestige et l'éclat de l'uniforme, les belles
bottes cirées chaque soir avec dévotion, les armes
impeccablement nettoyées, resteront à jamais gravés dans son
cœur. La tendresse particulière qu'il leur voue imprègne les
lignes d'un texte qui est aussi écrit en leur honneur.
Avec ce récit autobiographique racontant les dix premières
années de sa vie, ce diable de Limonov montre qu'il peut parfois
être un « enfant de cœur » expansif et sincère. Avec sa belle
vitalité et sa jolie plume ciselée, il entraîne le lecteur attendri au
côté d'un gamin ivre d'aventures, dont la mémoire
phénoménale et le don d'observation particulièrement aiguisé
ont inspiré à l'adulte-écrivain des pages pleines d'authenticité.