Voir d'abord la présentation du livre, avec photos et vidéo, ici :
"Le Vieux" est sorti le 27 AOÛT 2015 aux Editions BARTILLAT
2011 - Manif "Le Vieux" avec Mikhaïl, son garde du corps en chef, et Lioudmila Alexeeva.
Gary Kasparov et Boris Nemtsov (ex vice-premier ministre de Eltsine, assassiné en 2015 à Moscou)
Kirill, l'un des gardes du corps de Limonov, lui aussi condamné en 2011, et qui partage sa cellule.
2002 - Procès de Limonov à Saratov. Il fera 2 ans et demi de prison pour "trafic d'armes" et "tentative de coup d'Etat au Kazakhstan"
LE DÉBUT DU LIVRE
L’INTERPELLATION
1
Il était allé s’étendre à deux heures de l’après-midi. Il avait pris l’habitude
de piquer un somme réparateur les jours où il devait «entrer dans l’arène». Il ne savait pas ce qui l’attendait ce soir-là, ni plus tard dans la nuit. Il était donc plus qu’indiqué de
dormir autant que possible. Il avait pris une couverture et un oreiller dans le placard du couloir, et avait fait son lit, sans draps, dans son bureau. Puis il était allé voir ses gardes du corps.
Deux d’entre eux étaient assis dans les fauteuils du salon et le troisième prenait un thé à la cuisine.
— Bon, mes p’tits gars, je vais m’allonger et essayer de dormir. Comme d’hab. La nuit risque d’être longue. Ouvrez l’œil.
Les gardes étaient des nouveaux, mais pas des bleus au point de ne pas connaître cette habitude du « Vieux », comme ils le surnommaient entre eux. Cela ne lui plaisait pas particulièrement – il trouvait que ça le vieillissait injustement –, mais il n’avait jamais demandé à être appelé autrement. Du moment que c’était dans son dos et pas en sa présence... Ils hochèrent la tête comme pour dire : compris, va roupiller, le Vieux, vas-y.
Dans le bureau, il se glissa sous la couverture. Elle avait gardé l’odeur de Fifi, sa copine. Ce n’était pas son prénom, mais il l’appelait Fifi et, pour lui, elle resterait toujours ainsi. Comme s’il partageait avec Dieu le don et le droit de désigner les mortels en leur donnant un nom pour l’éternité.
L’odeur de la gosse imprégnait la couverture, entêtante, sentant à plein nez l’Orient, la judéité, la Bible, les pis des chèvres bibliques et une exhalaison un peu douceâtre, un peu comme celle de boyaux de mouton. « Des boyaux... quelle imagination, Vieux ! », se reprit-il, mais il fut bien obligé de reconnaître que l’odeur corporelle pénétrante de la couverture venait bien de boyaux : c’était sous cette couverture qu’ils s’étaient accouplés par tous les orifices, elle et lui, un peu plus tôt. Ainsi, la couverture sentait bien leur coït, son phallus dans son boyau à elle. Un boyau, bien sûr. Le vagin n’est rien d’autre qu’un boyau.
Arrête ! se dit-il. Ce n’est pas comme ça, que tu vas t’assoupir, putain. Tu ne vas pas réussir à trouver le sommeil si tu continues à être obsédé par ta belle juive. Mais, il avait beau se le dire, elle ne lui sortait pas de la tête et continuait à accaparer son imagination.
Le plus souvent, quatre sujets lui occupaient l’esprit : le premier était la gosse ; le deuxième, la politique ; le troisième, ses enfants ; et le quatrième, les démiurges de l’espèce humaine, la famille de Dieu (1). Pas forcément dans cet ordre. Ils pouvaient attaquer tous ensemble. Mais c’étaient, sans conteste, les sujets majeurs.
Il ignorait même où elle habitait. Il n’était pas sûr que les petites tranches de vie qu’elle lui révélait, parfois, fussent vraies. Il supposait que tout n’était que mensonge. Voulait-il savoir la vérité ? « Non », se disait-il sincèrement. Elle lui plaisait énormément, cette Fifi, jeune femme au corps d’adolescent. Il dévorait son corps comme un vieux crocodile cruel et il aimait ça...
Vidéo de Limonov et sa fiancée Fifi, nue, posant pour la couverture de Rolling Stone.
Tous les détails sur la vidéo, ici :
http://www.tout-sur-limonov.fr/222318793
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— Ed*** Ven*** ? On frappait timidement à la porte du bureau. Ed*** Ven*** (2) ! ! Il soupira.
— Quoi encore ?
— Des flics en civil dans la cour. Et en pagaille.
— J’arrive.
En effet, des officiers en civil se baladaient dans la cour sans trop chercher à passer inaperçus. Au fil des années de lutte politique, le Vieux avait appris à les reconnaître au premier coup d’œil. Mafflus, bouffis, mal foutus, mal fagotés. En réalité, il y en avait de deux sortes : les anciens aux gueules de buveurs de vodka et de mangeurs de saucisses, et la jeune génération, en jeans et blousons, sacoche en bandoulière, aux allures de tifosis ou d’étudiants, mais trahis par leur désinvolture arrogante. Il les appelait les « gringalets ».
Les gardes du corps s’étaient rassemblés à la fenêtre de la cuisine qui donnait sur la cour.
— Regardez dans cette voiture aux vitres teintées, Ed*** Ven***. Il y en a cinq... Et là-bas, la Ford argentée, c’est leur deuxième voiture. Ils vont de l’une à l’autre. Et là, derrière le transformateur, il y a des poulets en uniforme...
Soudain, un passage de son livre Journal d’un raté, paru au cours de la légendaire année 1977, lui revint en mémoire : « “Alors, ça bouge en bas ?” demanda-t-il à Luciano, collé à l’embrasure de la fenêtre. Les dos noirs des soldats progressaient dans la rue, au loin.
Ils progressaient à nouveau, 33 ans plus tard. Comme dans les contes, il s’était exactement écoulé trente ans, et trois de plus.
Après avoir compté tous les flics, il tira la conclusion irréfutable qu’on allait l’arrêter. Une telle masse d’agents était inutile pour une surveillance. Ses hommes le regardaient, attendant qu’il parle.
— Est-ce qu’on a le choix ? demanda-il tout haut, à lui-même autant qu’aux autres. Non, on n’a pas le choix. Je dois aller au lieu de ralliement. On va sortir à cinq heures tapantes.
— Ils nous laisseront peut-être aller jusqu’à la place ?
« L’Ananas » avait parlé, un type jeune à la barbichette soignée, barman de son état.
— Peu probable. Prenons nos affaires et allons-y.
Et le Vieux s’emmitoufla. Au même titre que la sieste, bien se protéger en prévision d’une interpellation était une nécessité. On ne pouvait jamais savoir où l’on allait se retrouver. Dans une « cage à singes » ou dans quelque endroit très froid. Une fois, par une nuit glaciale, il était resté plusieurs heures dans un panier à salade sans chauffage. Il claquait des dents et n’arrêtait pas de se frotter les pieds et le torse. Par miracle, il n’était pas tombé malade.
Il enfila donc deux maillots et trois pulls, se protégea les testicules avec un caleçon noir dont il ne se souvenait plus qui le lui avait offert, ni quand, peut-être un oligarque de Rostov-sur-le-Don, mit deux paires de chaussettes en laine et se coiffa de la vieille chapka de son paternel, une chapka en peau de mouton teinte en noir et surmontée de cuir, aussi démodée que la couronne d’un pharaon de la XVIIIe dynastie.
— Ed*** Ven***...
Le Punk venait de passer la tête dans l’entrebâillement de la porte (chacun de ses hommes avait son sobriquet, c’était plus pratique).
— Ed*** Ven***, ils ont bloqué notre voiture.
Le Vieux haussa les épaules.
— Évidemment. Vous vous attendiez à quoi ?
Le Punk, un jeune gars au visage pointu, malingre mais noueux, se transformant à l’occasion en une machine de guerre sans peur ni reproche, ne put s’empêcher de soupirer. Un bref soupir.
Comme le veut la coutume, ils s’assirent tous les quatre avant de partir afin de conjurer le mauvais sort.
Kirill, un grand blond aux joues mangées par des poils couleur rouille, soupira à plusieurs reprises. Il était ému. Normal. Un type sans nerfs n’est pas apte à faire face, il faut avoir des nerfs.
— Attention, tout le monde ! on va sortir très tranquillement. On ne va pas répondre à leur agression. Allons, à Dieu vat ! dit le Vieux en se levant.
Les gardes du corps l’imitèrent. Son portable sonna pour lui annoncer que les gens arrivaient sur la Place et qu’il y avait « 100 % de chances de se faire arrêter ». Le Punk sortit en éclaireur et constata que personne ne les attendait sur le palier. Le Vieux donna l’ordre de prendre l’ascenseur. Ils s’arrêtèrent dans le hall, devant la porte de l’immeuble. La main sur la poignée, Kirill se tourna vers le Vieux, interrogateur.
— Vas-y !
Ils eurent à peine le temps de faire cinq pas. Une nuée de flics, en civil et en uniforme, se précipita de partout. En tête, un capitaine. Le Vieux fut encerclé et on lui prit les bras.
— Que se passe-t-il, capitaine ? Quel est le problème ?
— Suivez-nous.
— C’est donc une interpellation. Permettez-moi de demander pour quel motif.
— C’est pour un entretien préventif avec vous.
— Écoutez, je me rends à un meeting sur la Place. Des citoyens que j’ai convoqués m’y attendent. Je vous suggère de repousser cet entretien préventif après la réunion.
— J’ai ordre de vous interpeller et de vous emmener.
— Eh bien, du fait de votre supériorité numérique évidente et en vertu de votre immunité régalienne, je suis contraint de me soumettre. Vous avez besoin de mes camarades ?
— Non, de vous seulement.
— Je vous accompagne, je suis le chef du groupe, murmure Kirill.
— Allez, les p’tits gars. Faites savoir qu’on nous a arrêtés.
Le Punk et l’Ananas hésitèrent.
— Allez ! Deux arrestations, ça suffit.
À contrecœur, ils quittèrent la cour enneigée. C’est ainsi qu’il faut procéder, même lorsque l’on a très envie de faire autrement. Un rôle passif est lassant, mais il s’agissait là d’insubordination pacifique.
— Où donc est votre véhicule, capitaine, si vous avez l’intention de nous embarquer ?
— Ça vient !
Visiblement, l’officier ne s’attendait pas à une issue aussi paisible. Il pensait peut-être que les délinquants politiques refuseraient de sortir ou même tenteraient de s’échapper. Pourtant, c’était matériellement impossible vu le nombre de flics dans la cour : plusieurs dizaines dont sept en uniforme. Sur sa manche, le capitaine arborait l’emblème du 2e régiment opérationnel de la Milice.
Un vieil autocar blanc entra dans la cour. Le Vieux y grimpa, suivi de Kirill. Les miliciens du régiment spécial prirent place autour d’eux. On les sentait soulagés.
En réalité, le Vieux aussi était soulagé. Le rituel peut-être le plus énervant des interventions policières était terminé.
VIDEO : Arrestation de Limonov lors d'une manif "Stratégie 31" qu'il organisait tous les 31 du mois. Et interview à partir de 1'20
2
Dans le car, Fifi lui revint à l’esprit et il tenta encore de comprendre
pourquoi il dévorait à belles dents et avec tant d’ardeur le corps de cette femme-enfant lubrique. Cela faisait déjà plus d’un an et demi qu’il tentait de percer l’énigme de cette passion arrivée
sur le tard. Son aphorisme philosophique – « L’accouplement est le dépassement de la solitude cosmique de l’individu ou, plus précisément, du robot biologique qu’est l’être humain » –
ne l’aidait pourtant pas à comprendre pourquoi il avait été conquis précisément par cette fille. Il allait passer mentalement en revue toutes les parties intimes de son anatomie lorsque le capitaine rompit le silence.
— Il ne faut pas que vous croyiez que nous autres, les miliciens, ne comprenons pas ce qui se passe. J’observe votre action et je suis d’accord avec vous sur plusieurs points, grommela-t-il dans la pénombre du car.
Ils fonçaient vers le centre-ville et les vitrines brillantes de Leninski Prospekt clignotaient à travers les rideaux.
— J’ai suffisamment eu affaire à la milice depuis dix ans pour comprendre que vous faites partie du peuple, répondit-il.
— Et que feriez-vous de nous si vous parveniez au pouvoir ? insista le capitaine.
Le Vieux se dit que le capitaine prenait un risque en s’exprimant ainsi devant douze autres oreilles miliciennes. Mais c’était à lui de voir.
— J’ai toujours été contre les épurations, dit-il brièvement. N’importe quel régime aura besoin de la milice.
Il se tut.
En réalité, cela faisait longtemps qu’il ne trouvait plus d’intérêt à discuter avec les flics. Lorsqu’il s’était lancé dans la politique dix-sept ans plus tôt, il se réjouissait comme un gosse de l’attention et de la sympathie dont faisaient preuve à son égard les officiers de la milice, de leur bienveillance soudaine sur certains sujets.
Sa relation avec la Milice avait connu son apogée il y avait déjà longtemps. C’était par un jour d’automne lointain, en 1995, qu’un vrai de vrai de flic appelé Alexeï s’était présenté en chair et en os au « bunker » historique de la 2e rue Frounzenskaïa pour s’inscrire au parti et, en plus, avec son arme de service tout aussi vraie de vraie. Un an plus tard, Alexeï était même devenu son premier garde du corps.
Au fil des ans, le Vieux – qui n’était pas encore vieux – avait discuté avec des centaines de miliciens. Il avait bavardé avec eux aussi bien en liberté qu’en prison, arrêté que relâché. En fin de compte, il en avait soupé : ils étaient simples comme des mouches. Certains d’entre eux avaient même lu ses livres. Mais cela ne les empêchait pas d’exécuter les ordres et de le traiter selon la volonté de leur hiérarchie.
Ils allaient arriver au commissariat central de la rue Tverskaïa lorsqu’un coup de fil sur son portable ordonna au capitaine de ramener le Vieux au poste de Leninski Prospekt, dans son quartier, exactement là d’où ils étaient partis. Ils se remirent en route. Entre les rideaux râpés du car, on pouvait voir que la circulation se faisait éparse. On se rapprochait de plus en plus de la ligne de partage entre l’ancienne et la nouvelle année (3).
Le capitaine ne tarissait pas de questions. Ses subordonnés étaient de plus en plus au téléphone, pour appeler ou pour répondre.
Kirill, le blondinet, sommeillait. Quant au Vieux, il avait déjà répondu à une bonne dizaine d’appels de journalistes sur son portable , expliquant qu’il avait été arrêté à la porte de son domicile et qu’on le conduisait au commissariat de Leninski Prospekt.
Il s’efforça de ramener ses pensées vers sa copine. Tel un insecte, il fondait d’en haut sur son corps, reprenait son envol pour l’observer couchée et s’insinuait même sous sa minijupe juvénile, bref il s’évertuait à lui faire mille choses, la reniflait et la palpait. Mais les soudards de la milice n’arrêtaient pas de vociférer et ça le déconcentrait. L’un d’entre eux demanda à un collègue de baisser la vitre.
— Alors là, non ! dit le Vieux. Je suis enrhumé. Vous voulez me tuer ?
Le flic s’obstina, réclamait de l’air. On transigea pour ouvrir un moment et refermer. Le Vieux coiffa la chapka paternelle, enfonça la tête entre les épaules, releva son col et subit le châtiment. Sur ces entrefaites, ils arrivèrent à destination. Le commissariat se dissimulait derrière une grille, ce qui n’était pas très habituel. Dans les nouveaux quartiers, on construisait ce genre d’établissements selon un plan type, alors que, dans les anciens, on utilisait généralement des bâtiments existants.
On ouvrit le portail et le car entra, s’immobilisa. Le capitaine alla se présenter aux miliciens locaux. Ses hommes descendirent dans la neige pour en griller une. Et le Vieux se remit à évoquer sa copine. J’ai eu de la chance avec elle, se disait-il. Un beau morceau de fille ! Je me demande si elle sera mon dernier amour ou s’il y en aura d’autres. La nature lui avait fait don d’une assez bonne hérédité : il pouvait espérer atteindre les 86 ans, comme ses parents. Mais, lui, il ne voulait vivre que tant qu’il serait capable de se débrouiller tout seul. Pas au-delà. Et d’ailleurs, il entendait s’occuper lui-même de sa propre fin. Tout peser afin d’éviter la moindre surprise.
3
Il s’était retrouvé si souvent dans des commissariats, ces nids infects à miliciens, qu’il ne s’attendait à rien de bien nouveau. Et il avait raison. Au commissariat
central, il aurait pu être reçu par le général, le flic en chef de Mosaïka, comme il surnommait ironiquement Moscou (4), mais visiblement, le général n’avait pas voulu le rencontrer. Peut-être
avait-il manifesté l’intention d’avoir avec lui un « entretien préventif » sur sa participation inadmissible à des meetings non autorisés, mais il s’était ravisé. C’était
l’explication la plus probable.
Le général Kolokoltsev (5) avait eu avec lui une discussion de ce genre exactement un an auparavant, le soir du réveillon du nouvel An, dans son bureau de la rue Tverskaïa, justement là où on l’avait conduit d’abord. Pourquoi ce changement de destination ? Inutile de se perdre en conjectures. Il y avait un tas de raisons possibles. Deux d’entre elles surgirent tout de suite dans l’esprit du Vieux.
Peut-être s’agissait-il de tromper l’attente des journalistes et des militants attroupés comme toujours devant le commissariat de la rue Tverskaïa pour réclamer la libération de leurs amis.
Peut-être les autorités disposaient-elles de relais dociles au commissariat de Leninski Prospekt et au tribunal d’arrondissement pour obtenir à coup sûr une incarcération en cas de besoin...
Mais le Vieux se garda bien d’approfondir. D’ailleurs, on lui demandait de descendre. Pour le moment, Kirill resta dans le car. Les miliciens du poste surgirent dans la neige. Le Vieux passa en silence devant eux et ils fermèrent la marche.
Il était persuadé que son visage était familier à tous les flics de Russie. Il exagérait peut-être, mais pas de beaucoup. Après dix-sept ans de lutte politique dans l’opposition, on le reconnaissait dans la rue.
En entrant, il remarqua sans surprise les deux cages à singes côte à côte et la guérite vitrée. Quelques fliquettes en beau chemisier blanc et cravate faisaient le pied de grue près de la porte menant dans les services. Elles le dévisageaient. Il faut dire que les nombreuses épouses du Vieux étaient toutes des beautés et que la dernière en date, une actrice, lui avait donné deux beaux enfants. De toute évidence, il intriguait ces dames de la milice. La chapka paternelle enfoncée sur son crâne devait les choquer. Dans leur esprit, un homme fatal (comment le qualifier autrement ?) ne devait pas porter un tel couvre-chef.
On le mena à l’étage, dans la salle de réunion du commissariat, et on le fit asseoir. Aux murs, des affiches d’instruction montrant la position de tir réglementaire, à une main, à deux mains. Il y avait aussi le Code du milicien et les portraits du chef de l’État et du ministre des Affaires intérieures. Il s’assit en tournant le dos à l’entrée et garda sa chapka parce qu’il faisait vraiment très froid dans la salle. Il se félicita de son expérience de vieux zek (6) pour le caleçon noir sous le jean, les trois pulls et les deux maillots.
Un personnage court et barbu, vêtu d’un chandail trop large fit son apparition dans la pièce et lui demanda la permission de s’asseoir à côté de lui.
— Cela ne vous dérange pas ?
— Non.
— Ça fait longtemps que je voulais vous rencontrer.
« Oh shit ! se dit-il avec dépit. Encore un qui va m’empêcher de rêver à ma copine et m’ouvrir son âme milicienne. Qu’est-ce qu’ils peuvent me soûler tous ! »
Toutefois, alors qu’il voyait lui-même sa vie comme un mythe entre ceux d’Hercule et d’Ulysse, il comprenait que le vide était impossible autour de lui : il fallait bien des personnages de gardes et de légionnaires dans la tragédie de son existence.
Le barbu faisait partie du département d’investigation de la milice (7). Il reconnut qu’il avait précédemment travaillé au service « E », chargé de la surveillance des activistes de l’opposition.
— Notamment vous et vos amis, précisa-t-il. J’ai lu presque tous vos livres.
Pendant ce temps, le Vieux tentait de câliner par la pensée sa merveilleuse copine, en se remémorant combien elle aimait, au réveil, bondir sur le lit de ses jambes fines ! Et là, un type puant le tabac, dans un pull distendu, l’en empêchait.
Le barbu le conduisit dans son bureau, chauffé, Dieu merci ! Il vit qu’ils avaient l’intention de lui prendre les empreintes. « Ils », parce qu’il y avait aussi une fliquette dans la pièce. Les empreintes du Vieux se trouvaient déjà dans plusieurs commissariats de Mosaïka, à Saint-Pétersbourg, dans plusieurs pays d’Europe et en Amérique. Ils auraient pu les récupérer en un clin d’œil sur leurs ordinateurs de flics, le Vieux en était certain. Mais ils voulaient le voir trépigner, crier, refuser et, dès lors, le contraindre à obtempérer. Il se contenta donc de sourire malicieusement et de demander :
— Dites, vous avez bien du savon pour me nettoyer les doigts ?
Dès lors que le Vieux ne s’était pas énervé, le barbu sembla sur le point de renoncer à la procédure mais, au final il persévéra. La dame passa soigneusement un rouleau encreur sur ses doigts et les appliqua sur leurs formulaires de merde.
« Je raconterai à mes gosses à qui j’ai pris les empreintes », dit-elle avec un petit soupir. Le barbu lui montra un lavabo et lui donna une éponge et du savon. Ces types étaient du genre à vous pendre haut et court sur ordre, mais à conserver pieusement la corde en souvenir.
Après quoi, la dame flic le photographia de profil, de face, de biais. Il commençait à en avoir assez.
— C’est en vue d’une incarcération ?
— Cela ne dépend pas de moi. J’espère que non, soupira le barbu.
— Alors comme ça, on ne vous a pas encore envoyé la «fabula(8) » ? De quoi va-t-on m’accuser, cette fois ? De meurtre ?
— On n’a encore rien reçu, répondit le barbu, candide. On attend.
Dans le jargon des flics, la « fabula » était le faux rapport envoyé par leurs supérieurs aux miliciens qui avaient appréhendé l’individu. « Dans mon cas, se dit le Vieux, le texte serait sûrement rédigé par l’administration présidentielle. ou non ? »
On le ramena dans la salle où il faisait toujours aussi froid. Une blonde maigrichonne en pantalon, petit gilet et chemisier de soie vint s’asseoir près de lui et se plongea dans une épaisse liasse de feuilles agrafées. Lorsqu’elle se mit à lui poser des questions, il comprit que c’était son dossier criminel.
— Pour quel chef d’accusation avez-vous été condamné ?
— Article 222, alinéa 3.
— À quelle peine ?
— Quatre ans. Pourquoi ? J’ai purgé ma peine avec une remise conditionnelle.
— Mais non, ce n’est pas ça. nous ne pensions pas que vous aviez été poursuivi pour des faits aussi graves : organisation de bande armée, terrorisme.
— Au cours du procès, ces accusations ont été abandonnées faute de preuve. Dites, vous n’avez pas froid ?
— J’ai l’habitude. Qui était votre avocat ?
Une nouvelle fois, comme après le coup des photographies anthropométriques, la question lui déplut, même s’il comprenait qu’on voulait l’intimider.
— Mais où sont les délinquants et autres criminels ? On vous a tous fait venir une épée dans les reins rien que pour moi ?
— Dans une certaine mesure, oui. Le chef de la direction de la milice de la ville est venu en personne, alors nous faisons de notre mieux pour ne pas le décevoir. C’est la nuit du réveillon et nous sommes au bureau à cause de vous.
— C’est pour ça qu’on ne sent pas les odeurs habituelles des commissariats.
— Ça ne pue pas trop, chez nous. Les murs ne sont pas très anciens.
La blonde s’en alla, son dossier sous le bras. Il se dit qu’il fallait s’attendre à tout de la part de ces tarés. Par exemple, rouvrir une vieille affaire en raison de faits nouveaux.
4
Un commandant entra et lui tendit son dossier dûment agrafé.
— Lisez !
Il s’assit en attendant. Il était accompagné d’une milicienne.
Le Vieux se mit à lire la prose indigeste des flics. Il était accusé aux termes de l’article 20.2 alinéa 2. De mémoire, il ne risquait qu’une amende. Mais lorsqu’il arriva aux témoignages de deux témoins, des miliciens qui avaient procédé à son interpellation, il se figea, interdit, devant tant d’impudence.
Il était accusé d’avoir insulté des passants sur Leninski Prospekt, en leur tenant des propos obscènes, si bien qu’une femme avait appelé la milice et qu’une patrouille du 2e régiment opérationnel qui se trouvait justement dans les parages était accourue.
Lui, le Vieux, aurait alors accueilli la patrouille par des injures, puis opposé une résistance physique lorsqu’on l’avait embarqué. C’était écrit noir sur blanc : « a opposé une résistance à la milice. » Cela ouvrait la possibilité de lui coller l’article 318 du Code pénal, avec à la clef, sans trop de problèmes, plusieurs années derrière les barreaux.
— Les salauds, dit-il tout haut. Rien que des mensonges !
Il leva la tête vers le commandant. Et vers la milicienne aux épaulettes de lieutenant. Ils lui lançaient des regards bestiaux. Soudain, il se rendit compte qu’il faisait très froid dans la salle, que le pouvoir ne plaisantait pas et, d’ailleurs, ne plaisantait jamais, qu’il était tout à fait à sa merci. Lui, le Vieux, homme d’expérience, bien trempé par des années de prison.
Jeune homme, il aurait poussé des cris d’indignation. Mais il se borna à annoter le document : « Tout cela n’est que mensonge ! ».
Il ajouta deux ou trois lignes : il usait de son droit de refuser de témoigner en vertu de l’article 51 de la Constitution de la Fédération de Russie. Le commandant rangea les papiers et annonça qu’ils allaient au tribunal. Visiblement, ils se dépêchaient d’obtenir une condamnation avant le nouvel An.
On laissa le Vieux seul un moment, à l’exception d’un officier en civil avec une caméra vidéo. Il l’avait filmé en train de compulser son dossier et restait maintenant derrière lui. Le Vieux se dit qu’il aurait dû se retourner et le regarder, mais il renonça.
Il préférait songer à ses jeunes enfants, ses « vermisseaux adorés », qui lui apparaissaient beaux et gracieux en imagination comme dans la réalité. « Comme des fleurs des champs », se dit-il. Pendant un moment, ses gamins voguèrent dans ses pensées. Ce qui tombait fort bien, quelques heures avant la nouvelle année. Les petits anges doivent apparaître à leurs pères comme de jolies enluminures de fêtes.
En bas, dans le couloir, il croisa le volubile capitaine du 2e régiment opérationnel et ses hommes. Du moins, deux d’entre eux : un brun corpulent au nom ukrainien en « o » et un blondinet maigrichon venu tout droit de son pauvre hameau de la région de Vladimir. Le capitaine était chagrin. Mais les faux témoins se dandinaient et souriaient bêtement comme des écoliers.
— Vous exagérez, les gars ! dit le Vieux. Pourquoi écrire tous ces mensonges ? Vous n’avez donc aucune vergogne ?
Ils ne ripostèrent même pas par une saloperie quelconque. Ils ne l’envoyèrent pas se faire voir. Ils ne crièrent pas : « Silence, détenu ! » Ils se bornèrent à sourire en détournant les yeux comme des écoliers stupides pris sur le fait. Quant au capitaine si éloquent tout à l’heure dans le car, il restait muet. Il ne pouvait plus prétendre appartenir au même groupe humain que le Vieux.
« Et voilà pour les valeurs morales », se dit-il. « Voilà donc votre vrai visage, capitaine, vous qui prétendiez nous rejoindre ». Et soudain d’ajouter in petto pour se faire plaisir : « Sale flic. » Après tout, il avait fêté plusieurs fois la nouvelle année derrière les barreaux et une partie de lui-même était restée « zek », ou plutôt « z/k », sous la forme d’une fraction, selon l’abréviation des documents administratifs.
Dans le car, personne ne parlait. De quoi aurait-on bien pu parler dès lors qu’ils avaient donné de faux témoignages contre lui. D’ailleurs, même avant, il n’avait rien à leur dire.
Ils foncèrent jusqu’à la cour du tribunal au mépris du code de la route. Visiblement, ils avaient des ordres. Des flics du commissariat suivaient en voiture. Ils étaient commandés par un lieutenant-colonel caractériel en blouson de cuir au col d’astrakan de la même couleur que sa papakha (9).
Un gros huissier en gilet pare-balles leur ouvrit et toute l’escorte monta l’escalier. Pas un chat. Il n’y avait que lui, le Vieux, et cette meute d’hommes armés en uniforme. .../.../...
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UNE GLOIRE MONDIALE
Une biographie du Vieux parut sans crier gare fin août, en France, sous la plume d’un écrivain connu, fils du secrétaire perpétuel de l’Académie française, un garçon issu de la grande bourgeoisie. En guise de titre, il ne portait que le nom du Vieux, avec sa terminaison en « ov », comme la plupart des noms russes.
Le livre devint très vite un best-seller considérable. Il se vendit quatre cent mille exemplaires en grand format et deux cent mille supplémentaires en poche, dans la collection Folio. Il reçut trois prix littéraires français, notamment le Renaudot, et plusieurs récompenses européennes.
L’édition française fut suivie d’une version en italien, puis en allemand, etc. Au total, le livre fut traduit en seize langues. (en 35 langues aujourd'hui - février 2021)
Le Vieux n’en croyait pas ses yeux ni ses oreilles, mais il constata que, par la grâce de Google, il était devenu un grand homme. Depuis sa tendre enfance, il était extraordinairement présomptueux, mais il était malgré tout estomaqué d’être reconnu de son vivant comme un héros de la littérature mondiale.
« Le Vieux [son nom] n’est pas un personnage de fiction. Il existe. Je le connais. Il a été voyou en Ukraine ; idole de l’underground soviétique sous Brejnev ; clochard, puis valet de chambre d’un milliardaire à Manhattan ; écrivain branché à Paris ; soldat perdu dans les guerres des Balkans ; et maintenant, dans l’immense bordel de l’après-communisme en Russie, vieux chef charismatique d’un parti de jeunes desperados. Lui-même se voit comme un héros, on peut le considérer comme un salaud : je suspends pour ma part mon jugement.
C’est une vie dangereuse, ambiguë : un vrai roman d’aventures. C’est aussi, je crois, une vie qui raconte quelque chose. Pas seulement sur lui, Le Vieux [son nom], pas seulement sur la Russie, mais sur notre histoire à tous depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale », telle était la quatrième de couverture de l’ouvrage.
Le Vieux se réjouit du livre avec une candeur de paysan. «Presque cinq cents pages ! Combien de beau papier français utilisé, du papier de qualité, délectable comme une baguette de pain ! » Et il soupesait amoureusement le livre dans sa main : «Qu’est-ce qu’il est lourd ! »
« Le Comité Nobel, suédois ou norvégien, ne peut pas me donner de prix parce qu’un documentaire me montre en train de tirer à la mitrailleuse lourde sur leur Sarajevo bien-aimé. Mais quelle chance j’ai... Généralement, cela n’arrive qu’aux génies défunts : un historien perspicace les découvre après leur mort et les expose au grand jour : « Regardez, quel géant c’était ! » Alors que moi, j’ai eu la chance de devenir de mon vivant un objet de culte. »
Ce malin de Vieux comprenait bien la raison pour laquelle il avait plu d’abord aux Français. Depuis la mort du « sulfureux » Jean Genet dans un hôtel arabe, à Paris, en 1986, la France ne fabrique plus ni poètes maudits, ni grands aventuriers, ni plus largement, de grands hommes.
La France réelle ne supporterait plus des François Villon, des marquis de Sade, des Jean Genet ou des Charles de Gaulle. Non seulement la démocratie tue les génies, mais elle veille à ce qu’ils ne naissent pas. Ayant exterminé les siens, la nation française n’a pas perdu son goût des garçons sulfureux. « Et voilà qu’ils sont contraints d’en regarder un, mais un Russe, par le trou de serrure d’un livre qu’un de leurs compatriotes a écrit sur moi », se disait le Vieux.
Et il poursuivait son raisonnement : « Le prix Nobel s’est déprécié ces dernières décennies. Sa grande époque est révolue. Depuis qu’il est décerné pour encourager des gens de pays sous-développés ou de contrées perdues, ce n’est plus la récompense suprême. Alors que ma biographie survole l’Europe telle une comète en choquant tout le monde. »
Chaque nouvelle journée, le Vieux trouvait par l’intermédiaire de Google plusieurs articles qui lui étaient consacrés. Le magazine Télérama, bastion des bourgeois français, publiait en couverture une photo de lui encore jeune, avec sa casquette. L’Express lui dépêcha un journaliste pour une interview publiée sous forme de fascicule. Le téléphone n’arrêtait pas de sonner et il recevait la visite de journalistes de radio et de télévision, de tous les médias. ...///...///...///...
Edouard Limonov - LE VIEUX (pages 9 à 25 et de 239 à 241 - sur un total de 345 pages)
Traduit du russe par Michel Secinski
NOTES
(1) Référence à un précédent ouvrage "mystique" de Limonov : ILLUMINATIONS, paru en 2012.
(2) En russe, pour s’adresser poliment à une personne on utilise son prénom et son patronyme, c’est-à-dire le prénom du père suivi du suffixe « vitch » (masculin) ou « vna » (féminin). Pour Limonov : Édouard Veniaminovitch.
(3) La coalition anti-Poutine manifestait les 31 de chaque mois (y compris en décembre) en référence à l’article 31 de la Constitution russe garantissant la liberté de réunion.
(4) Moscou, en russe, se dit « Moskva ».
(5) Le général Vladimir Kolokoltsev, chef de la milice de la capitale, fut nommé ministre des Affaires intérieures en mai 2012.
(6) Zek : abréviation de zaklioutchionyï, détenu. Ce terme, familier aux lecteurs de Soljenitsyne et de Chalamov, désigne tout prisonnier, pas forcément politique.
(7) L’équivalent de la police judiciaire.
(8) C’est bien le mot latin pour « fable » qui est employé en russe.
(9) Grand bonnet de fourrure, originellement caucasien, faisant partie de l'uniforme d'hiver des officiers russes.
(Toutes les notes sont du traducteur)
Le livre est sorti le 27 AOÛT 2015 aux Editions BARTILLAT
Tous les détails, ici :
Et n'oubliez pas de regarder les 130 autres pages de ce site consacré à Edouard Limonov :
Ici la première page :