Un article de Sophie Bougnères publié dans la revue REGARD SUR L'EST, en avril 2004.
C'est à dire sept ans avant la sortie du LIMONOV d'Emmanuel Carrère.
EDOUARD LIMONOV, LA RÉVOLUTION JUSQU'À L'ÉCHAFAUD.
Par Sophie BOUGNÈRES, à
Moscou.
Avril 2004
Edouard Limonov, le tapageur écrivain russe, vient de présenter en Russie son dernier livre: "D'une Prison à l'Autre". [qui sera publié en France par Actes Sud en 2008, sous le titre "Mes prisons"]
Cet ouvrage s'ajoute à sept autres, écrits lors de son incarcération, dont "Le Livre de l'Eau" (Kniga Vody) et "L'Autre Russie" (Drougaia Rossia).
Bientôt un quart de siècle d'écriture et, d'un bout à l'autre de l'œuvre, une présence: Edouard Limonov !
Aujourd'hui, rédacteur en chef d'un brûlot tout aussi "gauchiste" que "nationaliste de droite", LIMONKA, également leader du "Parti National Bolchevique", il espère toujours faire sa révolution.
Un an après sa sortie de prison, Edouard Limonov, bien qu'en liberté conditionnelle, a repris le combat.
Jean, pull et caban noirs, l'œil quadranglé par les lunettes typiques de l'intellectuel russe, le révolutionnaire sexagénaire dédicaçait le 24 avril 2004 sa dernière œuvre, "D'une Prison à l'Autre".
Dans le sous-sol enfumé d'un café littéraire branché de Moscou, une centaine de personnes, de l'étudiante au père de famille, est venue l'écouter. L'écrivain de l'avant-garde littéraire russe des années 70 suscite toujours l'intérêt!
Il décrit sa chute libre au cœur d'une ville qu'il arpente avec en tête de saugrenues lubies sexuelles. L'Amérique apparaît cruelle, vicelarde : sordide désillusion de l'Occident.
Perversion et déviance éclaboussent la convenance. Le narrateur utilise le langage de la rue. Son ton désabusé piétine les habitudes. L'histoire crue d'un émigré frustré et paumé circule sous les manteaux soviétiques!
Le rouge-brun dégotte une place à l'Idiot International, collabore pour le Choc du mois (organe d'extrême droite). Il rentre dans "la brigade légère" de Jean-Edern Hallier. Michel Houellebecq, Patrick Besson, Marc-Edouard Nabe, Edouard Limonov… les "rédacteurs pyromanes" brassent littérature et politique.
Ensemble, ils rêvent de construire le "nouveau monde". L'écrivain russe revendique un communisme aux couleurs nationalistes.
Une présentation de ses livres à Belgrade en 1989 marque le tournant : il décide de suivre les pas de George Orwell et d'Hemingway. Limonov reporter part couvrir le conflit en ex-Yougoslavie au printemps 1993.
Lors de ce conflit, il affiche un soutien public et sans ambiguïté à la cause serbe. Il rencontre Radovan Karadzic, évoque ses poignées de mains avec le sanguinaire Arkan. "J'ai toujours admiré les bandits beaux et intelligents", soulignera-t-il.
Une témérité malsaine pour nombre d'observateurs. L'insoumis pense que c'est une "grossière débilité" que d'accuser Milosevic de criminel. "Milosevic a défendu les intérêts de son pays, même s'il a commis des erreurs".
Le journal polonais Nie titre à son propos: "Le salaud international". Aujourd'hui, l'ex-reporter de guerre persiste, dénonçant la "politique étrangère cannibale" de l'Amérique: "A mon avis, Bush devrait être à la place de Milosevic".
Gorbatchev, Eltsine, ces "aliens complets", Limonov les accuse d'avoir "porté un coup mortel à la splendide civilisation russe".
En octobre 2003, ce parti rouge à connotations patriotiques et nationalistes, qui déplaît beaucoup au pouvoir, a essuyé son cinquième refus d'enregistrement auprès du ministère de la Justice: "Le gouvernement fait tout pour étouffer le parti", s'indigne le chef de file.
Une sorte de chic néo-stalinien qui porte le nom de Parouss (la voile). Limonov endossera toujours mieux le rouge du drapeau et Douguine, jusqu'à son départ du parti en 1998, le noir. Le rouge et le noir, deux principes que le parti allie sans complexe.
"La révolution doit commencer au sein de la famille", clame-t-il dans son manuel du bon partisan, "L'Autre Russie".
"A bas l'autocratie de Poutine!", "La Russie sans Poutine!" clamaient les bannières des houligans menottés aux chaises. Certains se sont retrouvés à l'hôpital après quelques accrochages avec les forces de l'ordre, d'autres en prison.
Leur faute ? Les services spéciaux les soupçonnent d'avoir fondé une "organisation terroriste armée". Un article publié dans LIMONKA proposerait la création d'une "deuxième Russie" dans le nord du Kazakhstan, où vit une importante communauté russe.
Deux jeunes se font prendre avec des kalachnikovs et, tandis, que, en coeur, ils clament agir sous des ordres, Limonov est incarcéré. "On m'accuse d'un plan diabolique d'invasion", s'insurge-t-il. Des accusations "exotiques" selon lui.
"Toutes les libertés démocratiques sont supprimées sous prétexte de lutter contre le terrorisme. Je vis en prison dans un monde des années 50. Dans la prison du FSB, j'ai l'impression que ce sont les cadavres submergés (sic) du passé qui me tiennent en captivité".
En France, beaucoup d'hommes de lettres, de journalistes et d'éditeurs s'étonneront de la frilosité des autorités françaises qui mettront presque un an à réagir.
Son retour sur la scène médiatique est immédiat. Il se plie dorénavant au jeu de la promotion et des interviews. Il faut renflouer les comptes du parti et financer son périodique, LIMONKA (la Grenade) !
"Les passages à tabac y sont toujours une vieille tradition", "J'ai été frappé pendant le jugement par un idiot de gardien".
La victime recevra bien vite des excuses et le bourreau disparaîtra. Le sourire, qui se veut rassurant, il ajoute: "Khodorkovski ne sera pas torturé, comme je ne l'ai pas vraiment été. Les gens connus, on ne les touche pas parce qu'on a peur du scandale. Ce sont les gens ordinaires qui sont maltraités".
L'ex-détenu rédige actuellement un recueil des sensations extatiques qu'il a connues lors de sa détention, "Le Triomphe des Métaphysiques".
"La meilleure chose que peut faire un homme, c'est mourir pour ses idées… pour les hommes en somme", confie le vieil agitateur. "Moi, le hargneux, l'agité, le méchant qui pense beaucoup à la révolution et au terrorisme… je mourrai dans les souffrances, en prison ou sous la potence" (in "Journal d'un raté")
Sophie BOUGNERES - Avril 2004