Cette photo devint le symbole des liens indéfectibles (du moins le croyait-on alors) d’une poignée d’artistes « de
gauche » (c’est ainsi qu’on les nommait) groupe hétéroclite, poètes et peintres.
Dans l’atmosphère étouffante de stagnation de cette époque, c’était là, dans ce cercle
étroit, que, miraculeusement, circulait une légère mais constante bouffée d’oxygène.
Venu de Kharkov, le poète Édouard Limonov devint un membre à part entière de cette communauté artistique.
LA SPLENDIDE HELENA
Je connais Limonov depuis ses premiers pas à Moscou.
Il venait fréquemment chez nous avec le cahier où il écrivait ses vers, dans la rue Chepkine. Il était avec Anna Rubinstein, venue elle aussi de Kharkov, triste créature en robe de velours au col de dentelles comme une petite
fille de trois ans.
Et la rencontre d’Hélena et d’Édouard se produisit à mon anniversaire. « La splendide Hélena » (Kozlik pour les proches, ainsi surnommée à cause de son nom de
jeune fille, Kozlov), habillée chez Dior des pieds à la tête, était alors avec son mari Vitia, un homme sans beauté, bienveillant et riche.
Mais Édouard, comme on dit, vint, la vit et vainquit — toutefois pas immédiatement.
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La suite est connue de tout le monde, ils se marièrent à l’église
et à l’automne 1974, le vent de l’émigration souffla sur eux, les emportant au-delà des mers.
Un an et demi plus tard le manuscrit de « C’est moi Editchka » (Le Poète russe préfère les grands nègres : le titre à scandale trouvé par l'éditeur
français, Jean-Jacques Pauvert) retraversa les océans pour revenir vers nous. Avec quel ravissement notre groupe lut-il ce roman espiègle semblable à Gil
Blas de Santillane.
C’est ce « Editchka »
qui devait inscrire Limonov dans la littérature mondiale, comme le Lolita de Nabokov.
BOURDES
... /// ... /// En guise de « mise en voix »
de son livre Emmanuel Carrère a placé des paroles de Vladimir Poutine. Mais elles sont inexactes. Ça vaut le coup de vérifier.
Chez Carrère : « Celui qui veut restaurer le communisme n'a pas de tête. Celui qui ne le regrette pas n'a pas de coeur ».
Mais chez Poutine : « Celui qui veut restaurer l'UNION SOVIETIQUE n'a pas de tête. Celui qui ne la regrette
pas n'a pas de coeur ».
La citation originale ne parle pas de la structure soviétique,
ni de la stagnation, ni du Politbureau — mais de l’écroulement de l’Union soviétique et de la reconquête de l’empire russe.
Les citations des hommes d’État ne valent en général pas grand-chose, et encore moins quand on les emploie de travers.
Et c’est précisément de ce genre de bourdes (volontaires ou accidentelles) que le livre d'Emmanuel Carrère
est farci.
SILENCE COMPLET
Passons sur les erreurs historiques ( !) de Carrère : attribuer l’armée Vlassov (alliée aux nazis) aux Russes blancs alors qu’elle
était composée de prisonniers soviétiques cherchant à échapper aux camps nazis pour l’essentiel, la conquête de la Moldavie à Staline, alors qu’elle appartenait à l’empire russe
depuis 1812 après avoir été ottomane.
Sur les 14 ans passés à Paris, Carrère
garde un silence complet sur l’entourage russe de Limonov, ne parlant que de sa nouvelle amie Natalia Medvedeva ou des célébrités comme Jean-Edern Hallier rédacteur-en-chef de L’idiot International et
son cercle d’intellectuels clinquants.
C’est pourtant dans cette parenthèse qu’on
relève des figures majeures, telles les peintres Mikhail Chemiakine, William Brui, Igor Andreev et
autres. Le héros du « récit » en est en partie responsable, ce n’est pas tout à fait accidentel, il n’a pas envie d’un portrait de groupe, une communication d’égal à égal
: son entourage actuel étant composé de Natsbols juvéniles.
Dans son livre, Carrère
se présente avec coquetterie comme un petit-bourgeois dans l’espoir qu’on le contredise. Mais c’est un philistin, un conformiste.
Il sait, pour citer Paul Valéry « d’avance jusqu’où aller trop loin ». En particulier en ce qui concerne les évènements de Serbie :
il partage l’opinion antiserbe des intellectuels français « engagés ».
Les Français diabolisent les Serbes. En effet après le démantèlement de la Yougoslavie, contrairement aux Russes des anciennes républiques soviétiques, les serbes n’ont pas accepté le statut de citoyens
de second rang en Croatie, et en Bosnie. Ils ont été entraînés dans de sanglantes guerres ethniques. Et Limonov s’est engagé aux côtés des « frères serbes », participant
aux trois guerres (Vukovar, Bosnie, Kraïna).
CAMOUFLAGE
Carrère remarque
avec justesse que Limonov est dépourvu d’imagination — pareil à Carrère lui-même, du reste. Ni l’un ni l’autre ne sont doués pour la fiction. Limonov est cependant un analyste observateur et pénétrant,
un maître du portrait.
Limonov est doué d’un talent naturellement supérieur à Houellebecq,
la baronne belge Nothomb, et Carrère lui-même.
Mais le héros de Carrère ainsi que son prototype
vivant est indésirable dans la société occidentale. Ses qualités d’écrivain sont passées sous silence.
C’est bien entendu le droit de Carrère de dire que Limonov est indifférent à tout et tous à part lui-même. Mais ce n’est pas un lâche et il aime le camouflage, y compris
celui des tenues léopard. Mais lorsque Carrère vit Limonov en tenue camouflée tirer en l’air dans le paysage de Sarajevo à la BBC, il reporta son livre d’un an.
Ouvertement conformiste, Emmanuel Carrère emploie constamment le pronom pluriel : « Nous » :
« De notre point de vue (c’est à dire de celui du petit-bourgeois français) Limonov est un fasciste ».
C’est pour la même raison qu’il omet de parler des raisons du retour de Limonov en Russie.
Et préfère ne souffler mot du livre d’Édouard « Le grand Hospice
occidental » ( Belles Lettres, Paris 1993).
En effet, ce livre, le dernier paru en France avant le départ de Limonov, écrit sans conteste sous l’influence d’Alexandre Douguine, futur idéologue du National-Bolchevisme,
porte littéralement un coup fatal au tissu social français. Et c’est avec des extraits de ce livre que le journal Le Monde expédia
Limonov dans l’enfer rouge-brun.
Édouard mesura la situation avec un sang-froid total.
Il comprit qu’il était devenu une figure odieuse aux yeux des intellectuels français.
Ça signifiait qu’on ne publierait plus ses livres.
Il décida de
partir.
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KIRA SAPGUIR
Le texte intégral à retrouver ici :