Ce texte est extrait de КОНТРОЛЬНЫЙ ВЫСТРЕЛ, ["Tir de Contrôle" ] ,
l'un des 8 livres écrits par Limonov pendant son séjour en prison, de 2001 à 2003.
Livre non traduit en français (un
scandale)
ECRIT EN PRISON EN 2002
Quand en 1988/89 j'écrivais à Paris mon livre "Le Grand Hospice Occidental", j'ai constaté la mort des derniers grands héros culturels de l'Occident (je les nommais "les maîtres à penser" en France).
Céline est mort en 1963, Mishima
en 1970 se donne la mort par le suicide rituel "seppuku", Pasolini a été tué en 1975, Jean Genet est
mort en 1986 (et on m'a confié sa nécrologie à écrire pour le journal du parti communiste français "Revolution"), Henry Miller est mort il me semble en
1980 de vieillesse en Californie.
Les anciens sont morts mais les nouveaux ne sont pas apparus. Ce ne sont tout de même pas des Kundera, Umberto Eco ou Czeslaw Milosz, qui sont juste des professionnels flexibles.
J'ai exposé alors l'idée que la vraie démocratie, la démocratie totale, gagnante, ne peut pas générer l'art.
Depuis
ça ne s'est pas arrangé. Le dernier grand -William Burroughs- est mort dans des années 90. Et avec lui la réserve des Grands a été épuisée.
Quoique, on peut ajouter avec une certaine réserve le philosophe Guy Debord, l'auteur du livre original et semi-génial : "La société du spectacle", le chef de la dernière
"école": L'Internationale Situationniste . Il convient de l'inclure parce que le dernier troublemaker d'Europe Guy Debord a aussi noté la disparition des génies et a réfléchi sur ce phénomène. Dans son dernier
petit livre "Commentaires sur la société du spectacle", Debord écrivait que "la société du spectacle " ne supporte pas d'opposition et que de nos jours la présence d'une star non intégrée au "spectacle"
est inconcevable. Lui avec sa réputation de non-conformiste, de philosophe mystérieux est plutôt une exception, une personne unique en son genre.
Ainsi Debord déclarait
l'impossibilité de formation du Grand Héros Culturel non-conformiste au sein de notre mystérieuse société moderne. Au début des années 90 Guy Debord s'est suicidé (C'était une figure légendaire
et mystérieuse. Il existe très peu de photos de lui. En 1984 son ami et éditeur des "Champs libres" Gerard Lebovici a été tué dans un parking de Paris).
Ainsi,tous
les Grands sont morts et les nouveaux ne sont toujours pas nés. Ça va faire trente ans qu'il n'y a personne.
Où sont les maîtres à penser, ceux qui nous indiquent la voie? Ils
ne sont pas apparus.
On a l'impression que même les grands exécuteurs-interprètes sont finis eux aussi. Où sont les grands acteurs ? Rudolf Noureev est mort et pour le remplacer
il n'y a même pas un danseur qui s'en rapprocherait de loin....On a l'impression que bientôt il n'y aura même plus de professionnels sérieux genre Czeslaw Milosz ou Umberto Eco …
Quand en 1988/89 j'ai écrit que cette "démocratie" (j'avais en vue le type de société Occidentale : française, allemande, américaine etc ) ne peut pas produire de génies culturels (et par conséquent
- la culture), j'espérais néanmoins secrètement que ce fût possible.
Car autour de moi, exactement dans ces années-là, vivaient et travaillaient des auteurs
français et des journalistes très doués - le collectif du journal L'Idiot International.
C'était
un grand groupe puissant , une trentaine de personnes avec à leur tête "Le Vieux", Jean-Edern Hallier. Patrick Besson, Marc Edouard Nabe, Morgan Sportès, Charles Dantzig, Christian Laborde, Marc Cohen, Jean-Paul Cruse ,
le célèbre nouveau philosophe Alain de Benoist, Michel Houellebecq, je ne peux pas les citer tous.
Aujourd'hui tous ces gens sont des auteurs connus, lauréats
de toutes sortes de prix. Michel Houellebecq est devenu récemment un auteur à la mode alors qu'il était le plus jeune. J'ai personnellement considéré que les plus doués
parmi nous étaient "Le Vieux" Hallier, Sportès, Besson, Nabe.
Mais dix ans plus tard, hélas, ni le toxique Marc Edouard Nabe qui a brillamment débuté avec sa "Marseillaise", ni l'assidu journaliste plein d'esprit et romancier Patrick Besson,
personne parmi eux n'était à mi-chemin vers la grandeur. Pas un n'a réussi à créer ces quelques livres cultes fondamentaux par lesquels on reconnait un génie .
Car souvent
"le maître à penser" n'est même pas le meilleur professionnel de son temps, mais c'est toujours le type jouant sur les cordes sensibles de la mentalité de la société. Mes camarades du collectif L'Idiot ont juste prouvé qu'ils sont d'excellents écrivains, c'est tout.
Alors que la France a toujours été ce pays fin et
intelligent, où on a TOUJOURS su allumer le feu et enflammer le reste de l'humanité. Maintenant il n'y a que des ténèbres.
Dans ce sens, on ne peut pas faire de reproches
à la Russie. Pendant presque tout le 20ème siècle elle a été coupée du monde culturel mondial et ses "créateurs" d'aujourd'hui - sont de pauvres créatures impuissantes qui ne comprennent tout simplement
pas le monde contemporain. On n'a même presque pas de lecteurs sensés, comment avoir des auteurs modernes dans ces conditions? Donc je ne peux pas utiliser à la place de Jean-Edern Hallier, Patrick Besson, ou Marc Edouard Nabe
des exemples d'auteurs russes avec des noms de famille russes.
Mais la France! Mais mes camarades tellement doués et intelligents! Pourquoi ?
J'imagine que le problème n'est pas seulement en eux : il n'y a pas de demande de la part de la société, il n'y a pas la tension nécessaire dans le climat social en France (au moins dans le climat de cette couche sociale
à laquelle appartiennent les auteurs de L'Idiot ), pour donner à mes camarades de L'Idiot l'esprit de décision, la détermination à la grandeur. (Plus loin j'expliquerai cette expression
quelque peu mystérieuse).
"Le Vieux" Jean Edern Hallier prétendait au moins à une position spécifique.
Enfant de son temps il s'est révolté avec les étudiants en 1968 et est allé chez Pol Pot à Phnom Penh fraichement occupée par les Khmers Rouges. Le plus vieux d'entre nous a fondé L'Idiot en
1973, avec le Grand (probablement pas aussi grand qu'il nous semblait à l'époque, mais Héros Culturel tout de même) Sartre et Simone de Beauvoir.
Jean-Edern Hallier savait très bien que les Grands existaient, il les a vus, a communiqué avec eux, a vécu à leur côté. Jean-Edern a écrit
une vingtaine de livres démagogiques, mondains et vains dans lesquels il y avait une prétention à la grandeur.
Les pages de ses derniers livres sont très bonnes. Certaines d'entre elles.
Mais le polémiste, le poseur et le bon vivant dominent en lui, réduisant à néant la grandeur. Si on imagine le travail de chaque Maître à penser comme des oeuvres complètes, on peut dire que chez Jean-Edern il
y a les premier et dernier tomes , cependant ceux du milieu, les principaux, les mûrs, sont absents.
Au sein du collectif l'Idiot, celui qui était le plus près
de la position spécifique envers la société (dans son cas : une position de mépris et d'arrogance) c'est Marc-Edouard Nabe, dans ses "Journaux intimes" superbement publiés
par la maison d'édition du Rocher. Mais Nabe n'avait aucun droit à l'arrogance,car il n'avait pas de livre culte. C'est pourquoi il était quelque peu ridicule. Un dandy érudit et égoïste.
Alors, qui est "le maître à penser"? ou "le héros culturel", ou "l'idole" ?
Qu'est-ce qu'il y a de commun
entre Céline, Mishima, Genet, Pasolini, Burroughs?
1) Présence de livres cultes, dans lequels est exprimée avec puissance
sa vision spécifique du présent, son regard brillant, indépendant et original sur le monde.
2) Conflit entre l'auteur (créateur) et la société exprimé
dans la collision de la position sociale spécifique de l'auteur (exprimé dans les textes de ses livres, mais souvent aussi dans des articles journalistiques et surtout dans le comportement social de l'auteur) avec la position sociale commune
de la société.
3) Comme conséquence des deux premiers composants , le résultat de ce conflit est inévitable : le tragique destin du héros culturel.
Céline dans sa prison danoise, condamné à mort et les années d'ostracisme qui suivent , l'épisode de l'usurpation ratée
de l'état Major de l'armée japonaise qui a provoqué en novembre 1970 la mort par "seppuku" de Mishima; la vie et la mort tragiques de Jean Genet qui a été boycotté par la société pour son soutien aux Palestiniens, aux panthères noires et à la bande à Baader; le meurtre brutal de Pasolini par l'un de ses personnages, éternellement sur le bord de la société, marginal , indigène dans son propre pays, plus connu en Europe que dans sa Patrie en
Amérique; l'alcoolisme et la vie solitaire de Debord. Tel est le prix à payer pour le génie et pour son opposition à la société.
Et maintenant je vais essayer de répondre à la question, pourquoi du groupe littéraire le plus doué qui a travaillé en France il y a dix ans, L 'Idiot ,
n'est-il résulté aucun maître à penser ?
La nouvelle position politique était dans le stade de formation : au sein de la rédaction l'extrême gauche et l'extrême
droite se frottaient l'une à l'autre, rien que ça faisait de nous une équipe unique. Nous avions une position sociale conflictuelle. Initialement.
Cependant quand on a commencé
à nous piétiner en été 1993, pas seulement quand est né le conflit intellectuel avec la société française mais quand c'était devenu une question de survie, mes camarades , ceux qui passaient pour
des accusés principaux avec moi (Jean Edern Hallier, les journalistes Jean-Paul Cruse et Marc Cohen, le philosophe Alain de Benoist), ont étouffé avec frayeur leurs conflits , tandis que j'ai gonflé, aggravé le mien . J'ai
récidivé plusieurs fois en Serbie et en Russie. (Et finalement je me suis retrouvé en prison).
Mon conflit était non seulement intellectuel, mais aussi existentiel,
physique. Engagé, je me suis rangé physiquement du coté des dernières forces politiquement incorrectes d'Europe : de la Serbie, de l'extrême droite/gauche en France, des nationalistes en Russie et en fin de compte j'ai pris
place en tête de l'idéologie national-bolchevique.
Cela a enragé les ultra-réactionnaires bien-pensants occidentaux et nationaux. Dans ce processus j'ai écrit des livres franchement
conflictuels et politiquement incorrects: "Le Grand Hospice Occidental", "La Sentinelle assassinée" et "Anatomie du Héros".
Deux de ces livres ont été édités en France en français : "Le
Grand Hospice Occidental" et "La Sentinelle assassinée" et ma monstrueuse réputation a encore empiré.
Je me suis rendu compte que "Anatomie du Héros" (publié en Russie en 1998 ) était un livre apprécié, et considéré comme important par les officiers
du Service Fédéral de Sécurité qui m'ont arrêté et plus globalement par bon nombre de militaires-commando.
Bien sûr, tous mes livres publiés jusque
là, en commençant par "C'est Moi, Edichka" ["Le poète russe préfère les grands nègres"] étaient conflictuels. Mais il s'agissait encore de
conflits privés, personnels : le poète russe - l'Amérique, le perdant - l'Amérique, l'adolescent Savenko - Kharkov (*une ville ukrainienne*). C'était évidemment des livres indociles.
Chacun de mes associés français de L 'Idiot International (plus jeunes, mais qui ont débuté leur carrière littéraire avant moi) avaient de tels livres à leur
compte. Ils avaient des romans pleins d'esprit, mordants, talentueux, vivants , mais pas de livres de tragédie personnelle.
Patrick
Besson, fils de mère yougoslave et de père français, âgé d'à peine 30 ans était déjà l'auteur de quinzaine de romans, devenant presqu'un classique vivant. Nous avons été
publiés ensemble dans la maison d'édition Albin-Michel. De plus, Besson faisait partie du puissant à cette époque Parti communiste et ses livres journalistiques sortaient chez la maison d'édition du PCF ,"Messidor".
Patrick était un jeune homme agressif et mordant, ses articles dans L'Idiot étaient l'exemple de la satire et de la mauvaise langue. La figure de Besson combinait le journaliste-moqueur, l'opposant
politique et le sympathique romancier qui plaisait à la société. Il a reçu tous les prix possibles, sauf peut-être le Prix Goncourt qui lui échappait pour je ne sais quelle raison.
Mais pourquoi, pourquoi n'est-il pas devenu un maître à penser ?
On peut essayer de formuler une réponse. Dans ce que Besson écrivait, il n'a pas su atteindre la tragédie,
jusqu'à la laideur. Il lui manque la profondeur. Ses romans étaient des constructions trop confortables et il y avait en eux peu de couleur noire. Et ses positions politiques n'étaient pas féroces (j'utilise ici le passé,
car les derniers temps je ne suis plus son parcours).
Aujourd'hui, un Grand écrivain peut-il coexister en paix avec la société ? C'est-à-dire être simplement un auteur,
un professionnel ? Non, il ne le peut pas. Il n'aura rien à écrire. Ce qu'il produira ne touchera pas le lecteur.
Il y a cent ans et même
il y a cinquante ans les procès contre des livres "immoraux" étaient encore possibles. Mon premier éditeur français Jean-Jacques Pauvert a eu un procès en 1957 pour la
publication des oeuvres complètes de Sade. Dans les années 60 un procès a été intenté aux éditeurs de "L'Amant de lady Chatterley".
Aujourd'hui la
société occidentale est devenue la société de permission totale dans le secteur des relations personnelles ou sexuelles. Le conflit des femmes infidèles comme Emma Bovary, lady Chatterley ou Anna Karenine aujourd'hui n'est
pas considéré comme un conflit. C'est un épisode banal des relations personnelles. Tous ces problèmes personnels ne touchent plus le lecteur depuis longtemps.
Homosexualité
? Il y a eu des tonnes de livres sur ce problème. Le SIDA ? - des tonnes de livres. Inceste? Des tonnes de livres. Après Freud, l'histoire de Roméo et Juliette n'est plus un mystère.
Un auteur qui s'occupe seulement du problème de moralité ne peut pas devenir maître à penser. Par contre le fasciste Romeo avec ses bâtons de dynamite contre l'état est un sujet toujours audacieux. Je veux dire
que le Grand conflit littéraire de nos jours peut être uniquement le conflit des forces entre la société et l'individu.
Donc l'écrivain d'aujourd'hui est condamné
à être philosophe, sociologue, à être ce Roméo avec ses bâtons de dynamite. Seulement alors il dominera la pensée, ou, traduisant du français, il sera littéralement "l'enseignant de l'idée".
Et bien sûr, le roman lui-même, comme forme littéraire, a dégénéré pour devenir un genre non conflictuel, réactionnaire. (Il a toujours été un
genre bourgeois d'ailleurs, né à l'époque de l'expansion de la bourgeoisie en France et en Angleterre).
Le Roman - c'est le genre de la constatation, de l' acceptation de la société
telle qu' elle est. Le non-roman est difficilement accepté par les éditeurs dans le monde entier. Marc-Edouard Nabe a dû hypnotiser son éditeur Jean-Paul Bertrand pour qu'il publie ses "Journaux Intimes", quand Nabe
avait seulement trente ans! Je ne connais pas d'autres exemples.
Les enfants d'une société de loin plus avancée que la russe, les auteurs français (même ceux de L'Idiot
International avançant dans une direction unique en son genre) avaient tendance dans leur créativité et dans la vie, si ce n'est à éviter les conflits, du moins à les réduire au minimum. Il ne faut
pas oublier que dans ces années où j'ai vécu en France le consensus était à la mode, il était largement promu. Tandis que j'étais fier de mes conflits, comme des récompenses.
Traditionnellement, le maître à penser, le héros culturel, l'idole de l'art est la personne à conflit par excellence, la personne à scandale.
Mentionné
plus haut, Céline (ses livres "de droite", ses relations avec des fascistes), Mishima (le nationaliste, le monarchiste, le suicidé), Genet (le voleur, le génie soutenant les Palestiniens, les panthères noires et les terroristes RAF), Pasolini (le réalisateur du film
culte, l'épouvantable "Salo, ou les 120 journées de Sodome", sympathisant du Parti Communiste) et d'autres - étaient haïs par une partie de la société et adorés par l'autre partie. Leurs opinions provoquaient
la polémique et déchainaient les passions. (Pour que cela arrive, les opinions doivent être extrêmes).
Si les derniers maîtres à penser n'étaient
pas tous des ennemis de la société, au minimum ils en étaient ses opposants furieux, comme Pasolini et Burroughs.
À la fin des années 60 - le début des années 70 dans la société occidentale (USA, Canada, Australie, Nouvelle-Zélande, Israël) le grand bien-être est venu. La
richesse et l'abondance ont radicalement changé la nature de la société Occidentale.
A ce sujet j'ai écrit le livre "Le Grand Hospice Occidental".
La société moderne de consensus n'a plus besoin ni de révolutionnaires, ni d'opposants. Et en premier lieu ce sont les Enseignants de la pensée revolutionnaire et oppositionnelle
qui sont devenus inutiles et nuisibles.
Car si la société a atteint le Bien-être, la Prospérité, pourquoi les détruire, et en plus, enseigner la destruction? La société
ne veut plus désormais que quelqu'un endosse le rôle de l'arbitre moral, du critique sévère, rôle qui d'ordinaire a été rempli dans la société par les génies, les grands écrivains.
Le rôle de l'arbitre moral commentant la société est supprimé comme superflu. Car si les problèmes de la société se résolvent sans conflit, par la réconciliation
(en fait on ne résout pas les problèmes, on les ignore), alors il n'y a pas de demande sur les individus conflictuels.
Il n'y a plus de Grands
car il n'y en a aucune nécessité, car ils ne se forment pas. Ils naissent potentiellement, mais ne sont pas réclamés par la société. Le grand homme, comme profession rare, n'est pas coté sur le marché
du travail. Puisqu'il n'y a plus de demande pour une telle profession, elle a disparu, on ne l'enseigne plus.
Il faut être quelqu'un d'extrêmement fort et fou pour contrairement
à tous ces "non", "pas besoin", " pas nécessaire", se préparer à la grandeur et devenir un Grand. Combien de Lénine ou de Gandhi ont-ils
été stoppés à leurs débuts par la télévision et son absence de conflit ? Mais revenons à nos génies culturels.
L'art conflictuel, tragique,
exigeant de l'humanité une réflexion et une volonté de changement, un tel art n'est plus nécessaire aujourd'hui. Quant à l'amusement de la société par des productions littéraires, musicales et visuelles
légères - la Civilisation s'occupe tout à fait bien de cette fonction.
Voulez-vous des chansonnettes ? Pas de problème, dans chaque pays il y a des centaines d'auteurs
et d'interprètes médiocres. Chaque saison ils déposent leur production jetable sur le marché. Elle sert une saison et on s'en débarrasse la saison suivante.
Vous voulez tuer le
temps dans un train, dans la salle d'attente de votre dentiste ? - il existe des centaines d'auteurs écrivant des textes spécialement pour les salles d'attente : détectives, romans d'amour.
L'art
est individuel. Il est fait par un petit groupe de créateurs. Il est fait par 3 à 5 créateurs principaux, ou bien, sept dans le meilleur des cas, ou bien, jusqu'à une trentaine si on prend des créateurs plus petits. Ces gens
ne travaillent pas plus d'un tiers de siècle, d'habitude. Il n'y a pas de changement radical de culture entre générations . On glisse doucement d'un groupe générationnel à l'autre.
La civilisation par contre est un phénomène de masse. Pour la civilisation travaillent des milliers de gens. Si l'art crée pour toujours, la civilisation produit pour l'instant présent. Le symbole de la
civilisation c'est la vaisselle en papier, souillée abondamment par les résidus de nourriture puis bazardée dans la poubelle à la fin d'une soirée … C'est ainsi …
À mes amis français il ne restait plus de position idéologique, de plateforme stable, à partir de laquelle ils pourraient s'opposer au Système. Si leurs prédécesseurs surréalistes (Breton, Éluard, Aragon) ou bien Picasso pouvaient devenir indépendants, aller vers les communistes , ou bien les figures artistiques comme Céline ou Drieu La Rochelle - vers les fascistes, les gars de L 'Idiot n'avaient nulle part où aller, aucune idéologie
sur laquelle s'appuyer pour surmonter une faiblesse individuelle.
L' idéologie de gauche a subi les attaques pendant toutes les années 60-70 (en 1977 "les Nouveaux philosophes" l'ont activement attaqué
avec Bernard-Henri Lévy en tête, celui qui a publié "La Barbarie à visage humain") et a échoué par la suite avec l'URSS.
Le
fascisme - idéologie noircie et compromise par elle-même, n'était pas du tout séduisante. Le lepénisme -variante moderne d'une idéologie européenne d'extrême droite modérée- a subi de lourdes
attaques du système. Nous avons essayé de souder ensemble ces deux idéologies. On ne nous a pas permis de le faire. Nous avons été écrasés.
Résumons.
La société n'a plus besoin de l'art. L'auteur dans le rôle du créateur et de l'indicateur de la voie - n'est plus nécessaire. Il cause trop de problèmes. De plus il y a toujours le danger que le maître nous amène
là où il ne faut pas. La critique individuelle de la société n'est plus individuelle, elle est un phénomène de masse.
La civilisation est impersonnelle. Elle
fabrique des produits jetables, de courte durée. Telle est ma réponse à la question : pourquoi n'y a-t-il plus de maîtres à penser ?
Aujourd'hui ils sont absents. Mais
cette situation actuelle qui dure déjà depuis une trentaine d'années n'est peut-être pas désespérée. Le monde a brutalement bougé du point de calme apparent où il stagnait ces dernières années.
Je vois les ruines du World Trade Center à New York, je vois la foule furieuse des musulmans, je vois les drapeaux des antiglobalistes. Ils ont besoin de nouveaux maîtres à penser (En attendant ils utilisent les anciens, regroupés
tous ensemble, comme en témoigne la composition de la coalition des antiglobalistes).
En ce qui me concerne je suis certainement un auteur culte. Et
assurément un maître à penser. Dans
mon cas il ne peut pas s'agir d'une coquetterie : la prison est la preuve de ma gravité.
Les faits dont on m'accuse : la
création de groupes armés illégaux et la tentative de Coup d'Etat pour libérer les régions russes du Kazakhstan, tout cela est digne de Stenka Razine. (Le chef cosaque du XVIIème
siècle, qui mena un soulèvement contre la noblesse et la bureaucratie tsariste)
Mais je suis formé sur un tel point de jonction complexe de situations historiques et culturelles que je suis profondement atypique - je suis une très grande exception, un mutant rare.
Et puis je
suis né dans un pays culturellement arriéré et j'ai été formé gauchement et librement dans des conditions sauvages sans interdictions ni limitations dans le climat socio-culturel de trois pays. Autrefois de temps en
temps, comme Guy Debord, j'avais l'impression d'être le dernier de ma race. J'espère très fort que ce n'est pas le cas.
J'ai réussi à emporter de L 'Idiot le
feu sacré que j'ai ravivé dans le journal "Limonka" et là, entre ses pages, je les aperçois
: les voilà, les physionomies magnifiques furibondes des nouveaux barbares instruits que j'ai éduqué, des Nouvelles Hordes Sans Précédent .
Ils n'ont pas d'autres pères,
à part moi. C'est moi qui répond à toutes leurs questions. C'est ça un maître à penser. Régner par les idées.
Bien sûr, vous pouvez me laisser pourrir,
mais vos enfants que j'ai éduqué vous enterreront. Ce ne sont pas vos enfants, mais les miens.
Je vous les ai enlevés. Car vous en êtes indignes!
EDOUARD LIMONOV
Ecrit en prison en 2002
http://www.alainzannini.com/index.php?option=com_content&view=article&catid=75:ils-en-parlent&id=1519:limonov-les-maitres-a-penser
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