Monique Slodzian (Professeur à l'INALCO - Langues O')
"Les Enragés de la jeune littérature russe"
Editions de la Différence
EXTRAIT DU LIVRE
Dans les années 2000, une génération d'écrivains russes a rompu les amarres avec la bien-pensance des années 90 et semble être apparue spontanément tant le phénomène
s'est imposé rapidement.
Une génération qui a été engendrée par les livres
d'Edouard Limonov, l'auteur sulfureux du Journal d'un raté, dont la trajectoire politique après 1990 a tant choqué l'élite intellectuelle française.
Nous aurons à le redire : Limonov n'est pas en
Russie "le vieux chef charismatique d'un groupe de jeunes desperados", comme le voit Emmanuel Carrère, mais un écrivain admiré et respecté.
LIMONOV MADE IN FRANCE
A tout seigneur, tout honneur, le tableau final revient à celui en qui Zakhar Prilepine voit un maître, un père et un chef, et Sergueï Chargounov, le père d'une génération de loups solitaires ; à celui qui au risque de la prison, fera hurler à un Roman Sentchine : "Nous nous appelons tous Edouard Limonov !"
Tant d'admiration partagée par
tant de jeunes écrivains ne colle guère avec le portrait du Barry London russe brillamment brossé par Emmanuel Carrère dans son LIMONOV.
Le narcissisme pointé par Carrère se trouve vivement récusé par Sergueï Chargounov qui soupçonne de mesquinerie obtuse les détracteurs du grand Edik ( diminutif d'Edouard
).
Mais Carrère échappe de peu à l'accusation en jouant l'esquive : "Il se voit comme un héros, on peut
le considérer comme un salaud : je suspends pour ma part mon jugement".
Une position qui présume par ailleurs la nécessité d'un verdict sans qu'on sache bien sur quoi
- la moralité, la politique, la littérature ? - ni de qui on tiendrait ce mandat de juge.
Arrêtons net le subterfuge : il y a un Limonov made
in France qui ne coïncide ni avec l'écrivain et le poète ni avec le leader politique qui aura profondément marqué une génération d'écrivains russes. Et reconnaissons à Emmanuel
Carrère le mérite de lui avoir redonné une légitimité littéraire dans l'hexagone.
On aura noté que lors de la parution du Limonov en
2011, l'un des poncifs de la critique consistait à évoquer les multiples vies de "l'insaisissable individu". A aucun moment, les porte-voix des grands médias français ne semblent se douter que les étiquettes qu'ils collent
au personnage sont en bonne partie la projection de leurs propres préjugés.
Ils ont fabriqué l'image du héros qui a choisi la France où a été
publié son premier roman en 1980, en contrepoint de celle du grand Soljenitsyne et en conformité avec l'idéologie des années 70-80, moment culminant de la dénonciation de l'empire du Mal.
Le vieux sage (Soljenitsyne) et le jeune salaud (Limonov) qui ont tous deux quitté l'URSS en 1974 et que
réunissait un égal antisoviétisme : un cliché en or pour les médias.