Préface à une histoire franco-ukrainienne
L'histoire de l'Ukraine en 2016 ne tombe pas du ciel. Pas plus que ses guerres. Son cadastre même n'est pas assuré : depuis peu, la Pologne songe elle aussi à revendiquer des territoires à l'ouest et ses
voisins hongrois et roumain ne sont pas en reste.
Face à ces menaces et au chaos économique qui la mine, l'élite au pouvoir promulgue des lois mémorielles
censées réarmer la conscience ethnique de la nation.
Efflorescence de monuments et de panthéons qui puise autant dans les récits héroïco-tragiques
des lointaines épopées cosaques que dans les conflits et malheurs contemporains - les deux guerres mondiales, la guerre civile de 1917 à 1921, la domination polonaise, la "colonisation" soviétique - d'où ressort le portrait
d'une nation-martyre, éternelle victime des politiques impériales de ses voisins (la Pologne, l'Allemagne, et, plus que tout, la Russie).
Ce pot-pourri
de narrations unilatérales tient lieu d'histoire, laissant dans l'ombre les pogromes et les autres crimes imputables aux nationalistes ukrainiens à différentes périodes de l'histoire.
Oubliant aussi que l'Ukraine a un rôle éminent dans l'histoire de l'URSS à laquelle elle a fourni des dirigeants et des cadres de premier plan (mais qui, à l'époque, se souciait de la nationalité
?).
Certes, nous savons que toute mémoire nationale est un tissu composite de légendes et de faits établis, retouché au gré des
nécessités politiques, de sorte que "rien n'est aussi prévisible que le passé" disait Sartre.
Pas de pouvoir politique qui n'ait arrangé,
glorifié le passé et effacé les épisodes dérangeants afin de nourrir la piété nationale et d'obtenir la paix sociale. A ceci près qu'en Ukraine, le processus de blanchiement de l'histoire se fait en grand
et au grand jour. Depuis les évènements de Maïdan en 2013, il atteint un degré d'intensité inédit.
Les archives nationales ont été transférées en totalité à une organisation créée par le président Porochenko en 2015 : L'Institut national ukrainien de la
mémoire.
Elles ont été confiées à l'historien nationaliste Volodymir Viatrovytch, maître internationalement reconnu en matière
de falsification de documents.
C'est ce jeune croisé qui a la charge de "mettre en oeuvre la politique d'Etat en matière de restauration et de préservation
de la mémoire nationale du peuple ukrainien".
Le premier paradoxe de l'Ukraine actuelle tient donc au fait qu'elle proclame s'émanciper
de l'idéologie stalinienne alors qu'elle en mime les pires excès.
En prétendant effacer les traces, elle applique des techniques d'oblitération
mémorielle d'une violence inégalée : depuis lors, ce sont des milliers de villes, de bourgs et de rues rebaptisés, de statues déboulonnées.
Légalisée par les lois mémorielles de 2015, la campagne officielle de "décommunisation",
chasse aux sorcières visant tout citoyen suspecté d'opinions pro-russes et/ou pro-communistes, est devenue affaire d'Etat.
L'idéologie identitaire
sur laquelle repose cette vision étroitement nationaliste d'un Etat-nation propriété d'un peuple ("l'Ukraine aux Ukrainiens") nie la réalité multiethnique et multi-culturelle de l'Ukraine.
L'opération "table rase" du passé communiste commencée dès les premiers jours de l'indépendance en 1991 va de pair avec la reconstruction d'une imagerie nationale
qui glorifie en grande pompe les collaborateurs des nazis de la dernière guerre mondiale.
En Ukraine même, nombreux sont ceux qui s'indignent de ces réhabilitations
sans vergogne. Mais la campagne atteint bel et bien son objectif en rendant le passé inintelligible et en imposant au public une saga identitaire dissimulant les pages honteuses de l'histoire ukrainienne.
Une grande partie de la population, surtout à l'ouest et au centre du pays, se trouve ainsi sous l'emprise du mirage des récits héroïques et des rituels commémoratifs aux relents fascistes.
Les médias occidentaux font semblant de ne pas voir la logique politique du simulacre. Ils entretiennent le silence sur l'ampleur du phénomène négationniste quand ils ne s'emploient
pas à le minorer, voire à l'excuser. Quitte à aggraver les conflits en cours et à prendre le risque d'étendre la guerre. Même de "basse intensité", l'interventionnisme occidental est récidiviste en Ukraine
comme ailleurs.
Nous avons couplé le passé et le présent de l'Ukraine sans entrer frontalement dans le conflit russo-ukrainien, mais en optant pour un angle d'attaque
franco-ukrainien qui fournit au lecteur des références communes.
Le point de départ en est un évènement retentissant qui connecte durablement
la France et l'Ukraine : l'assassinat en 1926 du président de la première République populaire d'Ukraine, Simon Petlioura, au coeur de Paris.
L'assassin est Scholem Schwartzbard,
un émigré juif-ukrainien, témoin des massacres antisémites qui ont fait quelque 60.000 victimes entre 1917 et 1921, en particulier pendant la période où Simon Petlioura était chef de l'armée insurectionnelle,
puis chef du gouvernement de l'Ukraine indépendante en 1919.
Le généralissime Petlioura étonna alors le monde en annonçant au "peuple ukrainien" que "les Moscovites
étaient les ennemis séculaires des Ukrainiens."
Le procès qui suivit en 1927 étonna le monde par la qualité des témoignages et de la documentation
qu'il mobilisa et plus encore par son verdict : l'acquittement de Schwartzbard.
Ce verdict spectaculaire qui signait la reconnaissance des crimes antisémites des nationalistes des années
20 n'a jamais été accepté par les leaders nationalistes ukrainiens de la diaspora.
Depuis 1991, dans la nouvelle Ukraine, il constitue une offense inexpiable à la dignité
nationale et la réouverture du procès de Paris est régulièrement réclamée par les leaders nationalistes.
Pour obtenir la complète consécration
de celui qu'ils considèrent comme le père de la nation, s'impose à leurs yeux la révision d'un procès "manipulé par Moscou".
Quatre-vingt-dix
ans se sont écoulés et il n'y a toujours pas trace de repentance vis-à-vis de cette première shoah.
Le mur de silence n'a pas davantage été ébranlé
par la grande shoah de 1941 à 1945 qui s'est déroulée sur le triangle maudit des camps de la mort entre Lviv et Auschwitz, avec la participation de nombreux collaborateurs ukrainiens aujourd'hui vénérés.
L'après-guerre a vu la reconstitution d'une diaspora ukrainienne au Canada et aux Etats-Unis, sous la houlette d'anciens collaborateurs nazis protégés par les présidences républicaines
successives, d'Eisenhower à Bush.
Elle a activement contribué à la politique de rémission des crimes contre l'Humanité perpétrés sur le territoire
de l'Ukraine et à la réécriture de son histoire.
Elle a également fourni pléthore d'agents antisoviétiques pendant la guerre froide et des cadres idéologiques
mis au service de la nouvelle Ukraine indépendante en 1991.
La fin de la guerre de 14 et les révolutions russes de février et d'octobre 1917 ont autorisé
l'ingérence de l'Occident dans les territoires du sud de la Russie.
Ainsi, deuxième connexion entre la France et l'Ukraine, l'intervention des Alliés franco-britanniques, qui
promettait à la France une colonisation du Donbass et de ses mines, convoitées par les complexes industriels de l'époque.
L'épisode de l'intervention militaire contre
les Soviets en 1919 - à laquelle la révolte des marins français donne un coup d'arrêt provisoire - constitue une page de l'histoire de France jugée innoportune et donc largement effacée de nos mémoires. Les
deux personnages de ce récit, Petlioura et Schwartzbard, y jouent pourtant un rôle important, dans des camps opposés bien entendu.
C'est par ces filiations oubliées
que le procès de Paris nous fait entrer de plain-pied dans l'histoire mouvementée de l'Ukraine contemporaine. Les questions qu'il a posées restent d'actualité, quelles qu'aient été, et que demeurent, les tentatives
de les nier ou de les escamoter.
Le procès de Schwartzbard devenu celui de Petlioura est une affaire non classée dont nous reprenons ici le fil. Il est en effet une clef pour la compréhension
de l'histoire de l'Ukraine qui a pris le déni pour enseigne.
Monique Slodzian
Monique
Slodzian est professeur à l’Institut national des langues et civilisations orientales.
Spécialiste de la Russie
et de la littérature russe contemporaine, elle a publié aux Editions de la Différence "Les Enragés de la jeune littérature russe", dont la figure centrale est Zakhar Prilepine, également publié à
La Différence.
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Le "JOURNAL D'UKRAINE" de Zakhar Prilepine, traduit par Monique Slodzian, est également sorti en février 2017.
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PAGE TRÈS COMPLÈTE SUR PRILEPINE (en français) :
http://www.tout-sur-limonov.fr/371489332