Superbe, "La grande Epoque" d'Edouard Limonov
Par Malaura Babelio
Dans "Limonov", la récente biographie que lui a consacrée
Emmanuel Carrère, Edouard Limonov
est décrit comme un être
hors du commun, à la fois héros et salaud, à la vie aussi
tumultueuse et
trépidante qu'un personnage de roman.
De l'écrivain-voyou
au mercenaire, en passant par l'homme
politique, Carrère nous donne à voir un drôle d'énergumène,
anticonformiste
et provocateur, qui a tout vu et tout vécu : la
misère à New-York, la gloire littéraire à Paris, la guerre dans les
Balkans, la prison et l'action politique en Russie où il est devenu
chef du parti National-Bolchevique en butte contre
l'administration
Poutine.
Rien de tel pour attiser les curiosités et donner envie d'en savoir
plus sur le bonhomme. Quoi de mieux alors que de déflorer un
peu du personnage en parcourant sa production littéraire ?
Car Limonov est aussi et avant tout un écrivain que les cercles
littéraires parisiens s'arrachaient dans les années 1980.
Ses livres - « Autoportrait d'un bandit dans son adolescence », « le
poète russe préfère les grands nègres », « Journal d'un raté »,
etc.… - principalement
autobiographiques, au langage souvent
cru, au style direct et caustique, lui ont valu d'être considéré
comme un
auteur subversif, aux idées révolutionnaires. Ses
actions et ses comportements, volontairement contradictoires et
ambigus,
ont fini d'assoir sa réputation de baroudeur dur à cuire
et de contestataire.
Quel étonnement alors que de découvrir avec « La grande
époque » un texte plein de déférence, de respect,
de tendresse
familiale et d'amour filial !
Où est l'agitateur,
le fauteur de troubles aux remarques
séditieuses, l'auteur effronté qui racontait ses relations
homosexuelles avec les
clochards de New-York, l'impertinent
personnage irrespectueux des règles et des lois, l'insolent et
cynique chroniqueur de «
L'idiot international », le journal
pamphlétaire dirigé par Jean-Edern Hallier dans les années
1980 ?
C'est qu'en 1989, à plus de 45 ans,Limonov a éprouvé le besoin
de
rendre hommage à la famille en convoquant ses souvenirs
d'enfance dans l'après-guerre de Staline, révélant ainsi une
autre facette de sa personnalité, celle d'un homme empreint de
bienveillance, d'obligeance et de curiosité quant à ses origines,
ses racines et son ascendance.
Impeccablement traduit par Antoine Volodine, principale raison de
ce choix de lecture, "La grande époque" est un témoignage
d'affection aux parents de l'auteur, au gré des souvenirs
autobiographiques des toutes premières années du jeune Edik,
quand, après sa naissance en 1943 dans la région de Gorki, la
jeune russe de sang tatar Raïssa et le soldat ukrainien
Véniamine Savenko ont rejoint la ville de Karkov en Ukraine
pour s'installer avec d'autres familles de militaires dans un
immeuble communautaire de l'armée soviétique.
De leur rencontre grâce à la
magie d'une lampe de poche dans
une petite ville ouvrière du fond de la Russie, à leur
établissement dans la «
forteresse constructiviste » de la rue de
l'Armée Rouge à Karkov, jusqu'à la dispersion des officiers de
l'état-major
dans les premiers immeubles populaires des
banlieues ukrainiennes, Limonov revisite avec les yeux de
l'enfance la « Grande époque » des années 1940 qui l'a vu
naître et grandir dans un environnement de militaires.
La mémoire jaillit, heureuse, spontanée ; les
anecdotes
abondent en une évocation volubile, gaie et entraînante des
choses apprises et des expériences vécues.
L'auteur parcourt les chemins de l'enfance avec une énergie et
une nostalgie
joyeuses : c'est Edik bébé dormant dans une
caisse à obus ; ce sont les intrigues et les amours qui colorent le
bâtiment
communautaire des familles d'officiers ; ce sont les 400
coups des enfants dans les ruines de la ville bombardée ; ce
sont des
périodes où l'on a souvent faim mais où les éclats de
rire remplacent les plaintes des ventre-creux ; c'est enfin une vie
riche et palpitante dans une promiscuité aimable et allègre que
le petit Edik observe de tous ses yeux de gamin curieux et
attentif.
Le ton n'est jamais sentencieux et jamais on ne sent la poigne
stalinienne tenir dans son gant de fer cette petite communauté
d'officiers. Au contraire, on peut même y déceler comme un
certain regret de ce temps des « héros de l'Armée Rouge »…
Et si sa myopie l'empêchera, adulte, de
devenir soldat comme
son père, Edouard n'en conservera pas moins une grande
admiration pour les militaires. Dans ses yeux d'enfant
grandi au
milieu des officiers, le prestige et l'éclat de l'uniforme, les belles
bottes cirées chaque soir avec dévotion,
les armes
impeccablement nettoyées, resteront à jamais gravés dans son
cœur. La tendresse particulière
qu'il leur voue imprègne les
lignes d'un texte qui est aussi écrit en leur honneur.
Avec ce récit autobiographique racontant les dix premières
années de sa vie, ce diable de Limonov montre qu'il peut parfois
être un « enfant de cœur » expansif et sincère. Avec sa belle
vitalité et sa jolie plume ciselée, il entraîne le lecteur attendri au
côté d'un gamin ivre d'aventures, dont la mémoire
phénoménale et le don d'observation particulièrement aiguisé
ont inspiré à l'adulte-écrivain des pages
pleines d'authenticité.