Sortie du livre : 15 février 2018
EXTRAIT DE LA PRÉFACE DE MONIQUE SLODZIAN
Avec ce récit, Prilepine se fait le premier mémorialiste de la guerre civile
qui étreint aujourd'hui le Donbass et ravage moralement l'Ukraine. Mémorialiste dont la plume est guidée par une conscience aigüe de la justice, au prix d'une part de partialité qu'il assume.
Il sait comment on a poussé les gens du Donbass au désespoir et misé sur leur insurrection pour écraser la région rebelle, <<cauchemar des bourgeois >> et <<avant-garde
du monde russe>>.
S'il a pris parti pour le Donbass, c'est pour l'une et l'autre raison, à la fois comme militant antilibéral et comme patriote russe. Aux
antipodes de l'écrivain à gages du Kremlin calomnié par ses ennemis. La suspicion est simplement stupide qund on connaît son intégrité et les principes moraux qui fondent son rêve d'une nouvelle Russie. ...///...
Le personnage principal du récit, c'est Alexandre Zakhartchenko (assassiné le 31 août 2018) président-capitaine de la République
populaire de Donetsk et enfant du pays.
Aucune chance de trouver ailleurs un portrait aussi fouillé et aussi sensible car l'homme le plus populaire du Donbass fuit les médias
par choix et par nécessité. Par ascétisme d'une côté, et, de l'autre, parce qu'il est à chaque instant en danger de mort. Il a réchappé par miracle à quatre attentats. Et surtout, il n'a pas une
minute à perdre car il conduit à la fois la guerre et l'économie. Grâce à lui, salaires et retraites sont payés chaque mois.
On
remarquera que, subtilement, le récit rend le rythme effréné des journées de ce chef de guerre-chef d'Etat si singulier, doué d'une prodigieuse énergie et de vertus d'un autre âge. Interview par intermittence,
dialogues et récits entrecoupés, écriture << à la diable >>, parfois le rythme haletant de la chronique épouse celui de la guerre. ...///...
Cependant Prilepine ne se contente pas de chroniquer la guerre vue d'en haut. Il donne la parole aux femmes et aux hommes piégés sous les bombardements de Donetsk. Un peuple de mineurs que la peur n'arrête pas
et qui s'organise mieux que les bourgeois de province. Il rend un hommage particulier aux quadragénaires car << la génération des vingt-trente ans s'est pissée dessus >>.
Les observations sociologiques émaillant le récit tordent souvent le cou aux stéréotypes. Sur << la première ligne de résistance des temps nouveaux >> que
représente pour lui le Donbass, on ne trouve certainement pas le gratin qui << a pris la poudre d'escampette >> et rêvait que l'aventure fasse un flop.
En revanche, note-t-il, le Donbass a connu une révolution de la classe moyenne. C'est elle qui s'est retrouvée à l'avant-scéne des événements de Donetsk, de Crimée et de Lougansk. Parce qu'au Donbass,
elle veut l'indépendance.
Argument paradoxal à nos yeux d'Occidentaux : serait-ce vraiment l'espace de l'ex-URSS ou de la CEI, qui garantirait l'indépendance
aux habitants du Donbass ? Si l'on considère le climat d'hystérie nationaliste et xénophobe qui règne en Ukraine et la prépotence de ses oligarques, l'appréciation n'est pas déraisonnable.
N'oublions pas que c'est le déni du droit à l'apprentissage de la langue russe à l'école qui a mis le feu aux poudres dans les régions russophones d'Ukraine.
Les tentatives d'ukrainisation forcées y sont vécues comme une répression intolérable de l'identité linguistique et culturelle. La résurgence du néonazisme
a fait le reste.
La résistance est bien à la mesure de la répression. C'est ainsi qu'au Donbass la population a elle-même remis en route la machine d'Etat,
que les rebelles ont occupés les demeures des riches industriels et que Zakhartchenko a tenu tête à Rinat Akhmetov, troisième fortune d'Ukraine. Sans compter que les Russes qui y viennent ne sont nullement perçus comme des
conquérants, à la différence des Américains ou des Polonais en Ukraine occidentale.
A l'évidence, Prilepine ne peut nous donner le
fin mot d'un conflit qui n'en finit pas. Un conflit gelé qui continue à faire des victimes parmi les civils et les combattants du Donbass, mais aussi chez les soldats ukrainiens, traités comme chair à canon par leur gouvernement.
L'envoi de casques bleus peut-il contribuer à ouvrir un processus de paix qui respectera la volonté d'indépendance du Donbass ? Prilepine ne semble pas en mettre sa main au feu
tant il craint la montée de l'hystérie nationaliste à l'ouest à la faveur d'un nouveau coup d'Etat.
Le peuple du Donbass veut la paix. Seule la paix permettra
de reconstruire la région et peut-être, un jour, de créer la Novorossia, dont le coeur sera l'union des républiques populaires de Donetsk et de Lougansk.
L'écrivain
combattant Zakhar Prilepine fait la guerre pour que la paix revienne et que l'espoir d'une autre société se lève enfin.
MONIQUE SLODZIAN
Préface de "Ceux du Donbass" (Extrait)