Le dernier livre du romancier Emmanuel Carrère, paru en France en 2011, qui sera publié aux éditions Objetiva au Brésil, sortira en langue anglaise à l’automne 2014. Il a été
salué, à sa sortie, par un grand succès critique, et l’un des plus importants prix littéraires français, le prix Renaudot. C’est la vie d’Édouard Limonov qui en est la matière. Qui est Édouard Limonov ? Un homme à mille visages : né en 1943 avec la victoire de l’URSS
sur le Reich, c’est un adolescent qui fraye très tôt avec la pègre de Kharkov, la petite ville ukrainienne où il grandit ; monté à Moscou, il commence à écrire de la poésie et fréquente
l’underground soviétique. En 1975, il part pour le « monde libre » où il se retrouve, à New York, alternativement clochard abandonné de
tous et majordome d’un milliardaire, puis, à Paris, écrivain branché, recherché par tout le gratin mondain et littéraire. La dernière partie de son existence (et non l’ultime, car Limonov vit encore) le ramène vers l’Est, où
il va offrir ses services aux forces nationalistes serbes dans les Balkans au début des années 1990, puis créer, en Russie, un parti d’opposition à Poutine, dont le blason réussit la prouesse, à la fin du XXe
siècle, d’évoquer à la fois le stalinisme... et le fascisme1. C’est une vie éminemment romanesque, et le premier à en avoir conscience est Limonov, puisque la plupart de ses livres ont pour objet sa propre existence : Autoportrait d’un bandit dans son adolescence, Journal d’un raté, Histoire de son serviteur, Le Poète russe préfère les grands nègres... Pourquoi, donc, Carrère a-t-il voulu raconter à son tour la vie
d’un homme, illustre au point qu’il s’était chargé lui-même de le faire ? Il est vrai que la figure de Limonov était, en 2011, largement oubliée en France. Au mieux, raconte Carrère, quand il a évoqué ce projet de livre
autour de lui, ceux qui avaient connu Limonov se rappelaient un sentiment de malaise extrême éprouvé face à la vidéo, toujours visible aujourd’hui sur internet2, qui le montre tirant avec une mitrailleuse sur Sarajevo, après avoir écouté
d’un air « fayot » les propos guerriers de l’affable Radovan Karadzic. Pourtant, ce n’est pas un devoir de mémoire qui a poussé Emmanuel Carrère à écrire cette fiction biographique. Non plus qu’une entreprise
de réhabilitation d’un individu incompris, qu’il faudrait replacer dans son contexte « d’Orient compliqué » pour démêler les motifs de son action et en saisir, enfin, la complexité.
Carrère le dit d’emblée :
« Lui-même se voit comme un héros, on peut le considérer comme un salaud : je suspends pour ma part mon jugement. » Ce que fait l’auteur, en revanche, c’est qu’il offre à Limonov un espace proprement romanesque : il lui
permet, en vérité, d’être un héros, à entendre sans la connotation morale que ce terme peut impliquer –mais
pas nécessairement. Il le fait devenir un héros au sens où il « lui fait cadeau de cette dimension : une perspective dans le temps »3. L’écrivain Limonov a déjà abondamment raconté sa vie, mais par fragments, comme si son écriture n’était
que l’excroissance d’une existence faite d’une succession de gueulantes et d’actes spontanés. Carrère, lui, choisit de rassembler la matière qu’offrent ces récits, les fait se recouper avec les brefs
aperçus qu’il a eus de l’homme Limonov, et confronte l’ensemble à d’autres témoignages, afin de retracer une ligne qui, si elle ne fait pas sens en soi, aurait, c’est le pari de l’auteur, du sens pour nous, lecteurs occidentaux vivant au XXIe siècle. Car, selon Carrère, la vie de Limonov « c’est une vie qui
raconte quelque chose. Pas seulement sur lui, Limonov, pas seulement sur la Russie, mais sur notre histoire à tous depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. » De quoi cette vie et cette personnalité sont-elles si exemplaires ? Quelle est la véritable nature
du projet de Carrère dans ce livre, et que nous dit-il sur les rapports que la fiction peut entretenir avec une réalité historique qu’elle prétend, en partie du moins, restituer ? De
quel bois est fait le héros de Limonov ? Selon nous, ce livre dit quelque chose de ce que l’on attend, aujourd’hui, d’un héros ; qu’on le rencontre dans le monde réel, à travers les médias, ou dans les univers fictionnels qui nous entourent.
Le Limonov de Carrère incarne en effet de manière très complète les caractéristiques de ce que l’on pourrait appeler un « héros moderne »4 : sa vie est plurielle et complexe, elle se définit par un déracinement
fondamental qu’il articule à une identité très forte. L’ensemble évoque une sorte d’avatar de héros picaresque, teinté de philosophie nietzschéenne. Pluralité, amplitude et complexité d’une vie
Il est donc, pour commencer, l’acteur d’une multitude de vies. C’est l’inverse absolu de cet individu que, rencontré au lycée, vous retrouvez vingt ans après,
et qui vous donnera l’impression d’avoir accompli ce qu’il semblait déjà promettre d’être à quinze ans : il a repris la boutique de son père, s’est marié avec la fille de l’instituteur
et vous invite à venir admirer sa maison achetée à crédit. Limonov est ce voyou que vous voyez prendre une très mauvaise pente à l’âge de quinze ans, un cran d’arrêt dans la poche, initié au mal radical par une scène
de quasi viol collectif, qui se donne de tout cœur à la pratique du zapoï où
il excelle, évidemment–ces cuites made in Russia qui peuvent durer plusieurs jours et doivent,
c’est la règle, aboutir à l’oubli complet des quarante-huit dernières heures. Or c’est ce même type que vous retrouvez, vingt ans après, en majordome modèle chez un milliardaire de Manhattan, « assez digne de confiance pour
qu’on puisse l’envoyer chercher 10 000 dollars, en liquide, à la banque. Veillant à tout, n’oubliant rien des goûts et habitudes du maître. Lui servant son whisky à bonne température. Détournant
le regard, sans ostentation, quand une femme nue sort de la salle de bain ». (pp. 198-199). Limonov est ce poète russe exilé de son sol natal et accueilli à bras ouverts par la nomenklaturaintellectuelle de l’Ouest. Au bras de sa ravissante épouse, Elena, il traîne désormais dans les fastueuses soirées de la très chic new yorkaise Tatiana Libermann, où l’on
croise, inévitablement, la coqueluche respectable de tout ce beau monde : J. Brodsky –qu’il ne cessera d’ailleurs de détester tout au long de sa vie parce qu’ils auront joué, un temps, sur le même terrain :
celui des écrivains soviétiques passés à l’Ouest, et qu’il ne pourra s’empêcher de se comparer à lui, à son succès et plus tard à son Nobel. Or c’est ce dissident (tel en tout cas dans l’esprit des zélés mais éloignés observateurs de la vie politique soviétique dans les années
1980, dont Carrère était) qui incarnait la résistance à l’oppression totalitaire, puisqu’il avait fui l’URSS pour écrire... c’est bien lui que l’on va voir, quelques années plus
tard, en gamin excité par les armes à longue portée qu’il a à sa disposition, décharger le sourire aux lèvres une mitrailleuse en direction de la ville de Sarajevo. En plus d’être cet individu absolument imprévisible et, semble-t-il,
capable de tout, Limonov, est sûrement le seul homme au monde à avoir pu faire un rapprochement qui en dit long : constater que les lavabos du camp de détention d’Engels, sur la Volga5, ressemblaient très exactement à ceux d’un hôtel new
yorkais conçu par le designer Philippe Starck où il avait logé à la fin des années quatre-vingts. La vie de Limonov est une vie marquée non seulement par la pluralité, mais aussi l’amplitude de ses expériences : du bottom au top, il
a fait plusieurs fois l’aller-retour, et cela n’a pas changé fondamentalement son caractère ou ses aspirations. Il semble être l’acteur d’un monde où l’individu n’est pas voué à son
destin par une naissance, un état, un attachement au devoir familial ou à une tradition. Un héros du déracinement A lire cet ouvrage, la
succession d’images contradictoires de ce héros polymorphe évoque un peu la manière dont le personnage de Zelig, dans le film de Woody Allen du même nom, apparaissait sur les journaux télévisés des quatre
coins du monde. Rappelons que ce film
de fiction, qui prend l’apparence d’un documentaire, raconte l’histoire d’un homme-caméléon (joué par Woody Allen) : en présence d’un noir, il devient noir, ses yeux se brident près d’un
asiatique et, perdu dans un rassemblement nazi, il ne peut empêcher son bras droit de se lever furieusement. Zelig est atteint d’un mal que les psychiatres ne parviennent d’abord pas à déterminer... Les critiques du film ont,
eux, été prompts à analyser ce mal comme la traduction symbolique d’une tendance de notre époque : une certain abandon des identités fixes, des traditions, et son corollaire, qui est l’adoption de plus en
plus fréquente d’une posture relativiste. Zelig est l’homme moderne en ce qu’il est capable d’empathie avec la terre entière : pourvu qu’il soit à proximité du représentant d’un peuple
ou d’une culture, il adoptera ses us et coutumes, sa langue, ses jurons, et jusqu’à ses traits biologiques les plus particuliers. Peut-on en dire autant de Limonov ? Il n’est pas exactement ce caméléon, l’homme de l’adaptation suprême :
il incarne, au contraire, quelque chose (qui existe en tout cas dans l’imaginaire européen) que l’on pourrait appeler, le « typiquement russe ». Son histoire n’aurait pu commencer ailleurs qu’en terre russe, justement pour ce qu’elle
comporte de contrastes et d’excès6.
Une des choses qu’Édouard Limonov rapporte dès le début de son premier texte autobiographique7, rédigé à New York, alors qu’il vit encore sans autre ressource que les 278 dollars fournis par les contribuables américains, c’est qu’il se fait un plaisir
de ne prendre comme repas quotidien que du Shchi : de grandes marmites de soupe au choux, qu’il
mange avec une cuillère en laque venue de Russie. Limonov se peint et se sait russe. Il est cependant aussi un déraciné, moitié par hasard, moitié par choix. Par hasard, parce qu’il est né en Union soviétique. Dans un passage percutant, le
sédentaire Carrère analyse les conditions de possibilité, pour un citoyen de l’URSS, de mener une vie stable, sur un périmètre réduit. À propos du père de Limonov, il écrit : « Il est loin de chez lui, c’est
la règle plutôt que l’exception en Union soviétique : déportations, exils, transferts massifs de populations, on ne cesse de déplacer les gens, les chances sont presque nulles de vivre et de mourir là où
on est né. » (p. 40). Quant
à la génération suivante, vu le bled où il grandit, Édouard ne peut avoir qu’un rêve étant adolescent : c’est de le quitter pour ne pas y revenir. Dans un acte fondateur, il proclamera haut et
fort cette volonté de déracinement, en gardant comme pseudonyme le surnom que ses amis poètes lui donnaient : « Ed Limonov – hommage à son humeur acide et belliqueuse, car limon signifie citron et limonka grenade
–celle qui se dégoupille ». (p. 85) Cela force l’admiration de Carrère, qui note : « Même son nom, ça lui plaît de ne le devoir qu’à lui-même. » Limonov est ce type de héros qui choisit son
nom (et, par là, le titre du roman qui le raconte de son vivant : suprême maîtrise du récit de soi !) et qui choisit ses combats. Il a, surtout depuis ces trois dernières décennies, le goût de l’identification
à des causes diverses et variées, que Carrère tente, de manière assez convaincante, de regrouper sous une même logique : « Il faut reconnaître une chose à ce fasciste : il n’aime et
n’a jamais aimé que les minoritaires. Les maigres contre les gros, les pauvres contre les riches, les salauds assumés, qui sont rares, contre les vertueux qui sont légion, et si erratique que semble sa trajectoire, elle a une cohérence
qui est de s’être toujours, absolument toujours, placé de leur côté » (p. 409). Concrètement, cette logique a d’abord donné lieu à un mépris pour les apparatchiks soviétiques qui, en Occident, s’est transformé
en un dégoût encore plus vif pour les dissidents adulés par l’opinion libérale. Elle l’amène à proférer des éloges de Staline au cours de dîners mondains, ce qui ravit ses amis occidentaux,
amateurs de ce type de provocations (au premier rang d’entre eux, Jean-Edern Hallier); ce même esprit de contradiction l’amènera, ensuite, à soutenir les nationalistes serbes dans les Balkans, ou encore, à être
partisan de la rébellion contre Eltsine lors de la crise parlementaire de 1993 et, plus tard, à s’enthousiasmer pour des mouvements russes séparatistes, au sein des pays baltes et de l’Asie centrale. Que l’on veuille ou non reconnaître la pertinence
de cette logique « strictement minoritaire » proposée par Carrère pour comprendre les engagements divers et variés d’Édouard Limonov, ce qui est certain est que ce dernier incarne un certain type de déracinement
choisi, où l’on peut distinguer la manifestation d’un phénomène plus collectif : la résurgence du mythe romantique du « volontariat armé international »8. Cette résurgence qui contribue en partie aujourd’hui, et depuis plusieurs décennies,
au grossissement des rangs du terrorisme international, est aussi celle qui amène un Olivier Assayas à faire une série télévisée sur la figure de Carlos. Il se trouve que la figure du défenseur d’une cause
transnationale, dont le référent idéologique et les moyens pratiques ne connaissent ni ne reconnaissent de frontière, a de nos jours bien davantage de succès (dans les faits comme dans le choix de fiction) que celle du simple
mercenaire, ou même du soldat patriote. Et il semble que le succès de Limonovressortisse également à ce phénomène.
Limonov nous plaît parce qu’il reflète cet aspect du héros « moderne », sans pourtant comporter une trop grande part d’horreur9. Le héros nietzschéen d’un roman picaresque Face à un tel
substrat biographique, qui impliquait de rendre compte de lieux et de milieux très différents mais aussi de démêler des enjeux idéologiques complexes, encore sensibles de nos jours, Carrère a fait le choix de se concentrer
sur la figure de Limonov : nous verrons dans un deuxième moment de quelle manière il résout l’équation compliquée de l’adhésion et de la distance avec son personnage ; on voudrait s’intéresser
ici aux éventuels modèles philosophique ou littéraire qu’il a pu avoir à l’esprit en écrivant ce livre. Carrère évoque de lui-même, à plusieurs reprises, une composante nietzschéenne dans la personnalité
de Limonov. Bien qu’il ait pu revenir sur ce parallèle, en soulignant qu’il ne connaissait pas assez bien sa philosophie pour l’affirmer avec force10 ; bien qu’en outre, Nietzsche ne fasse apparemment pas partie du panthéon de Limonov (tel que rapporté
par Carrère à plusieurs reprises dans le livre), il semble que cette composante soit bien présente chez notre héros, et que, si elle ne résume pas le personnage, elle soit pertinente pour le comprendre. À un certain point, racontant l’épisode de
son entrevue avec le réalisateur Werner Herzog, Carrère tente d’identifier ce qu’est pour lui le fascisme. Il y répond de la manière suivante : une posture fasciste se repère à « la façon
dont chacun de nous s’accommode du fait évident que la vie est injuste et les hommes inégaux : plus ou moins beaux, plus ou moins doués, plus ou moins armés pour la lutte. Nietzsche, Limonov et cette instance en
nous que j’appelle le fasciste disent d’une même voix : ‘C’est la réalité, c’est le monde tel qu’il est’ » (p. 227) Plus bas, il se demande ce que serait le contre-pied de cette
évidence et répond : « Moi, [c’est Carrère qui parle] je dirais : le christianisme ». Il est notable que la religion soit particulièrement absente de ce livre, et, on peut donc le supposer, de la vie de Limonov, que ce soit comme tentation
ou comme repoussoir. Sa première femme, Elena, emporte avec elle une icône dans leur exil aux Etats-Unis ; et quand elle le quittera, en plein passage à vide, il érigera une petit autel païen à son amour disparu,
mais c’est là une bouée de sauvetage isolée davantage qu’un refuge stable pour lui. Plus tard, il montrera une certaine perméabilité à l’enseignement mystique d’un guide kazakh ; en prison, il pratiquera la méditation et racontera
avoir atteint, un jour, le nirvana. Ces derniers éléments témoignent d’une propension à la spiritualité très
individuelle, non d’un attachement à une tradition religieuse collective, ce dont a pu témoigner, quoique de manière incertaine, Emmanuel Carrère, pour son propre compte11. Mais, à l’inverse, on ne trouvera pas non plus chez Limonov de tendance à
une lutte nietzschéenne contre la religion. Ce qui est présent en revanche, et constitutif même du héros de Carrère, c’est la véritable haine qu’il éprouve contre un certain processus : celui qui conduit les faibles à tirer parti
de leur faiblesse, et en faire une force. C’est un thème proprement nietzschéen, mais précisons que pour Nietzsche, le parangon de ce processus est le christianisme. Dans la Généalogie de la Morale Nietzsche démontre à quel point il lui paraît urgent de combattre la morale du ressentiment, fournie par les prêtres
et invoquée par les faibles12.
Si nous voulons pousser jusqu’au
bout le parallèle nietzschéen esquissé par Carrère, et appliquer la pensée du philosophe à l’univers où évolue Limonov, les « faibles » seraient ces écrivains soviétiques
sans écho ni talent, qui partent pour l’Occident vendre leur bonne parole et sont accueillis par une opinion internationale (les « prêtres » nietzschéens) qui les couvre d’un succès proportionnel
à leur médiocrité initiale. Cela donne une société où dominent des « gens de l’underground, forts
de deux convictions : les livres publiés, les tableaux exposés, les pièces représentées étaient obligatoirement compromis et médiocres ; un artiste authentique était obligatoirement un raté.
Ce n’était pas sa faute, mais celle d’un temps où il était noble d’être un raté. » (p. 113) C’est une telle aristocratie des faibles
que Limonov abhorre, et en cela il est en effet nietzschéen. Il l’est aussi par la fidélité qu’il montre, tout au long de sa vie, à ses rêves d’enfant. C’est en tout cas ainsi que le montre Carrère, et il n’est pas anodin que l’auteur
ait choisi de dramatiser ce moment précis de la vie de Limonov : le « serment » que se serait fait l’enfant Édouard Savenko (nom de naissance de Limonov) après s’être fait battre comme plâtre
par un camarade d’école : « il sera un homme qu’on ne frappe pas parce qu’on sait qu’il peut tuer ». (p. 52) Comme l’auteur le dit lui-même, la grande différence entre Limonov et lui, c’est que l’on peut dire du
premier : « comme tout ce qu’il a rêvé de faire enfant, il le fera. » (p. 56) Cette admiration pour la spontanéité de l’homme qui assume ses désirs, quitte à être ridicule
et, surtout, à soutenir des causes douteuses, qui ne recule pas quand il a enfin l’occasion d’aller au front (lui qui, à son grand désespoir, a été réformé pour myopie), cette révérence
de Carrère envers l’absence de scrupules de son héros est d’autant plus grande qu’il ne se reconnaît absolument pas dans cet aspect de son personnage. Et c’est en passant par ce détour nietzschéen,
permettant de donner une certaine cohérence à ce double si différent de lui, que l’auteur parvient à en faire un personnage, un vrai héros de roman. Limonov apparaît donc, tout au long du livre, comme un héros prêt à tout, essentiellement
libre. Par ce trait, mais aussi par d’autres, il rappelle également la figure du héros des romans picaresques espagnols : celui-ci se définit par son ascendance très modeste –et, en effet Veniamine Savenko, le père
de notre héros, n’est qu’un « modeste rouage [du] système paranoïaque » qu’est l’administration soviétique. Une aspiration sans scrupules à la réussite sociale, qu’il
veut bien accélérer par tous les moyens, définit aussi le héros picaresque : Édouard n’a pas hésité à se faire gigolo, soldat d’une cause qu’il croit noble, ou majordome d’un
sujet dont il a abusé la confiance, pour faire son chemin dans la société, vers l’idéal enfantin qui le guidait. Une autre caractéristique du héros picaresque est sa propension à être rattrapé par sa nature de picaro : celui qui a écrit le Journal d’un
raté voit en effet toutes ses entreprises révolutionnaires s’achever en eau de boudin. Le héros picaresque porte un regard très critique sur la société dans
laquelle il évolue, et c’est le moins qu’on puisse dire pour un être qui crache aussi bien sur les éléments les plus respectables de son temps -au premier rang desquels Soljenitsyne- que sur ses semblables, par exemple
les contribuables américains qui le nourrissent13.
Enfin, le roman picaresque implique une prose réaliste, quasi naturaliste, registre auquel appartiennent clairement les assez nombreuses scènes qui décrivent les joies ou les déboires sexuels d’Édouard et de ses femmes
successives. Tous les traits du héros
picaresque sont donc présents dans Limonov, à cette réserve près que la forme
n’est pas autobiographique. C’est à la voix particulière du narrateur de ce livre, à la fois biographique et introspective, et à la place singulière que s’y donne son auteur, que l’on voudrait désormais
s’intéresser. La place de Carrère L’auteur est très présent
dans ce livre, quand il raconte les prodromes de son écriture, quand il expose scrupuleusement les hésitations qui l’y accompagnent, ou au contraire, lorsqu’il se projette à corps perdu dans son héros, sans toujours
en avertir son lecteur. Limonov : un prétexte pour « peindre » un monde russe qu’il ne connait pas Carrère semble être mû par deux moteurs principaux pour écrire ce livre. Le premier, et
il ne le cache pas, c’est qu’il s’intéresse de plus en plus, depuis quelques années, au monde russe, auquel il est attaché par la famille de sa mère, l’historienne et académicienne Hélène
Carrère-d’Encausse14.
Une étape importante de ce retour aux sources avait été le tournage, en 2003, d’un film documentaire, Retour à Kotelnitich,
où il tentait de saisir des images de la Russie post-communiste, dans un bled situé à 800 kilomètres à l’est de Moscou. Déjà, il mêlait l’intérêt pour une réalité
qu’il ignorait et parfois l’excluait, à sa propre recherche identitaire. Cette démarche était redoublée dans Un roman russe15, où
il racontait, entre autre, l’histoire de ce tournage, et revenait sur les raisons qui l’y avaient mené : retourner en Russie pour exorciser un secret familial autour de son grand père, qui avait été interprète
pour les Allemands, et disparu après la guerre. On peut légitimement penser que Limonov, et
notamment la partie qui se situe à Kharkov, est un nouveau retour à Kotelnitch. Carrère établit de lui-même des rapprochements entre ce que la prose autobiographique d’Édouard Limonov révèle de son
passé en URSS, et ce que lui, européen, a pu voir de ses propres yeux, lors de ses voyages en Russie : il n’hésite pas à laisser son imagination combler les vides que laissent les témoignages littéraires
de Limonov, source première de la matière de ce livre. Mais ce qui est frappant, est que Carrère se laisse aller à raconter ce qu’il n’était pas parvenu à faire dans le cadre d’une démarche strictement documentaire (Retour à Kotelnitch), ou autofictionnelle (Un roman russe). Ce livre, Limonov, qui est avant toute chose une plongée dans le monde d’un autre que lui, est un lieu où il s’autorise un certain pittoresque ;non pas au sens négatif du terme, qui implique une réduction au plus simple et au plus attendu, maisau sens où il s’efforce de donner une forme, une esthétique
qui ne nous semblait guère présente dans ses romans précédents : L’Adversaire ou D’autres vies que la mienne -très réussis sur d’autres plans. Limonov est globalement mieux écrit ; cela est en partie à mettre au compte du fait qu’il restitue une figure d’écrivain,
et compose en s’inspirant d’une prose qu’il admire. Le procédé d’innutrition, si cher à Montaigne, fonctionne
très bien ici. Mais il semble qu’il y ait une autre raison à prendre en compte dans cette sorte de libération du style de Carrère : c’est qu’il montre une certaine aisance à manier les clichés. L’auteur a, au début du livre, cette phrase qui sonne presque comme un manifeste : « Un cliché veut qu’en Russie les poètes soient aussi populaires que chez nous les chanteurs de variétés
et, comme beaucoup de clichés sur la Russie, c’est ou du moins c’était absolument vrai. » (p. 67) Ces clichés, qu’il rencontre inévitablement en travaillant sur la vie d’Édouard Limonov,
il peut choisir de jouer avec, comme lorsqu’il note ironiquement, annonçant l’arrivée du KGB dans le récit des origines d’Édouard : « D’avance, le lecteur occidental frémit. »
(p. 94). Ou bien, il peut seulement les esquisser, en faire une toile de fond où la figure de son héros ressortira d’autant plus vivement -comme lors de la succession de portraits de militants nazbols qu’il est amené
à rencontrer pour son reportage. Les clichés qu’il emploie sont présents, cette fois, pour montrer combien l’observateur occidental qu’il est, fonctionne nécessairement à partir d’eux : il ne
peut s’empêcher de voir cette fille « tout mignonne, sage, bien habillée », ces disques de Manu Chao, cette femme « genre prof d’histoire gauchiste » (pp. 30-31). Mais il peut, dans le même temps, constater que ces catégories,
si elles lui paraissaient a priori incompatibles avec la réalité qu’il est venu rencontrer,
renvoient pourtant bel et bien à un milieu de militants d’un parti nationaliste révolutionnaire ... Le cliché est déjoué, mais pas annulé : il reste présent dans la prose de Carrère et
s’imprime dans l’esprit du lecteur. L’attitude de Carrère consiste donc, face à cette réalité qu’il a l’ambition de décrire, d’accepter pleinement le prisme par lequel il l’aborde. Il lui arrive souvent de faire varier
ce prisme, de l’examiner afin qu’il apparaisse tangible au lecteur. Sur la distinction qui existe entre les dissidents et l’underground soviétique, il écrit
par exemple : « De loin, à quarante ans de distance, tout cela se confond un peu, et certes les under lisaient
les dissidents, faisaient circuler leurs écrits, mais à de rares exceptions près ils ne prenaient pas les mêmes risques et surtout n’étaient pas habités par la même foi. » (p. 115).
Même aux moments où le narrateur
s’autorise une assez grande transparence, on n’oublie jamais complètement que ce que l’on nous raconte provient d’une voix étrangère à cette réalité, juste un peu moins étrangère
que nous ne le sommes. Carrère assume donc un rôle de passeur : passeur volontaire d’une vie qui lui paraît tout aussi invraisemblable qu’à nous, tout aussi fascinante, et qu’on ne peut, de ce fait, envisager
que de façon un peu naïve.
L’ambition de ce livre est certes de nous faire perdre un peu de cette naïveté, et en cela il répond à une des vocations essentielles de la littérature, qui est de « déniaiser » son lecteur :
lui offrir une connaissance sensible mais aussi raisonnée et nuancée du monde. Cependant, la vocation de la littérature est aussi d’incarner une réalité dans des figures qui doivent être assez fortes, assez charpentées dramatiquement pour que
leurs fantômes continuent de nous hanter après la lecture. C’est le cas d’Elena, la deuxième femme d’Édouard, celle qu’il appelle sa « petite fille russe », et dont l’existence correspond en effet tout à fait à
l’image que nous nous ne faisons du destin d’une jeune russe : jolie, bien faite et vive, elle est un avatar de cette would be mannequin, qui rêve de partir en Europe ou, mieux, aux Etats-Unis, et dont Emmanuel Carrère voulait déjà saisir des images lors de son deuxième voyage à Kotelnitch.
Il avouait, dans Un roman russe, la déception qu’il a éprouvé en observant les jeunes filles de la ville : « J’avais, en matière
d’héroïnes féminines, une idée un peu différente : je pensais à ces filles longilignes, blondes, ravissantes, qu’on rencontre dans les boîtes à Moscou et qui, maîtresses de nouveaux
Russes, vêtues de manteaux de fourrure sur des robes très courtes et très chères, roulant en Mercedes à vitres fumées, jugeant leurs compagnons au seul poids de leur carte de crédit, promènent sur le monde
un regard d’une dureté glaçante (…). J’aurais aimé, à Kotelnitch, dénicher une de ces filles avant, savoir ce qu’elle avait dans la tête… » (pp. 184-185). C’est au cœur de la vie de Limonov qu’il dénichera
ce fantôme, à la nuance près que c’est au bras de riches Américains et non de nouveaux Russes, qu’Elena se retrouve, au début des années 1980. Limonov comme double
Écrire sur Limonov, est donc, dans une certaine mesure,
un prétexte pour achever (ou poursuivre ?) une quête initiée depuis plusieurs années par Carrère. Limonov est aussi, et ce n’est pas contradictoire, une sorte de double pour l’auteur, qui, là encore,
ne cherche pas à dissimuler cette dimension. Plusieurs fois, Carrère se plaît à identifier des points communs entre son héros et lui-même, qui lui paraissent d’autant plus notables qu’il sont isolés dans un ensemble on ne peut plus contrasté :
d’un côté, on l’a évoqué, un déraciné dont le pays qui l’a vu naître, l’URSS, n’existe plus aujourd’hui ; un type très enclin à l’engagement politique
ou guerrier, qui a eu le temps de vivre plusieurs vies sur trois continents différents. De l’autre, un écrivain parisien aisé, globalement sédentaire, pondéré dans ses propos, à mille lieux de s’encarter dans quelque parti que ce soit, né
dans un pays et à une époque où un jeune bourgeois peut choisir de contourner la tannée du service militaire. Certains passages, cependant, les situent sous le même éclairage. Ils furent tous deux des petits garçons myopes, sensibles et amateurs de romans
d’aventures. Ce détail pourrait paraître anodin, et les références communes que Carrère prend plaisir à retrouver - Jules Verne, Alexandre Dumas - ne sont pas complètement inattendues. Mais le parallèle
prend son sens dès lors que l’auteur le situe comme point de départ d’une divergence radicale : tous deux ont eu les mêmes rêves d’aventures, « devenir trappeur, explorateur,… les pectoraux
moulés dans un maillot à rayures, tatoué, gouailleur, jamais démonté » (pp. 50-51) pourtant l’un y a été fidèle et l’autre non. Peindre les aventures de Limonov, c’est
sûrement, pour Carrère, se montrer fidèle, sur le tard, à ses rêves d’enfants : à défaut de le vivre, il aura écrit un roman d’aventure. Une autre manière de placer Limonov sous le signe du double est, pour Carrère,
de rapporter ou d’imaginer les moments où auteur et personnage se seraient trouvés, par hasard, dans un même lieu, à quelques mètres de distance. C’est le cas dans la première scène, une des plus
théâtrales du livre : la commémoration du drame du gazage, par les autorités russes, des hommes, femmes et enfants pris en otage par des terroristes tchétchènes dans un théâtre moscovite. Tandis que lui se pose en simple témoin anonyme
de cette scène à teneur historique (« Rappelez-vous, c’était en octobre 2002 », p. 14) Limonov fait son apparition, comme il se doit, en acteur de théâtre, central et irradiant. Ce passage rappelle, de manière symétriquement inversée,
la scène située à la fin de L’Education sentimentale, où « Frédéric
béant, reconnut Sénécal », son ancien ami révolutionnaire, soudain métamorphosé en dragon, acteur féroce de la répression. Carrère lui « reconn(ait) Limonov »,
qui, débarrassé de son image de « petite frappe », incarne désormais la résistance muette de cette noble cérémonie. C’est encore à Moscou, qu’en 1968, à juste dix ans, alors qu’il accompagnait,
pour la première fois, sa mère, dans ses voyages en URSS, Carrère rapporte s’être trouvé à proximité de Limonov. Il sait en effet que l’un et l’autre ont fréquenté Vadim Delaunay,
alors jeune poète avant-gardiste, et aime à « imaginer qu’après avoir passé tout un déjeuner, chez le conseiller culturel, à parler des trois mousquetaires avec un petit garçon français,
Vadim Delaunay, le même jour, a filé au séminaire d’Arséni Tarkovski et assisté aux débuts du poète Limonov dans l’underground moscovite. »
(p. 111) Carrère ne se contente
pas d’établir les points de rapprochement ou de croisement entre lui et son personnage : il lui arrive parfois de lui prêter des traits qui proviennent de sa propre vie sans en avertir le lecteur. Notons que Carrère utilise ce
procédé quand il s’agit de retranscrire des scènes très intimes, pour l’auteur comme pour son héros. Il montre par exemple Limonov se berçant d’une petite ballade apaisante qu’il a composée pour son ancienne femme Natacha,
lorsqu’il apprend sa mort. Carrère le décrit chantant ainsi, en position de fœtus, ce qui rappelle au lecteur la recherche de réconfort que l’auteur trouvait, dans Un roman russe, grâce aux paroles d’une berceuse que sa nounou russe lui chantait, et qu’il récite d’ailleurs sur les dernières images
de son film Retour à Kotelnitch. Toujours en lisant Un roman russe, on
peut s’apercevoir que certaines scènes où l’auteur relate, avec beaucoup de détails, les ébats sexuels d’Édouard, reprennent très exactement les termes qu’il employait quelques années
plus tôt pour décrire ses propres ébats avec sa compagne de l’époque, Sophie. Face à de tels passages, on peut se demander s’il faut y voir le signe d’un simple manque d’imagination, ou d’un plaisir
narcissique de l’écrivain Pygmalion à s’immiscer dans le corps de son personnage, au cœur des instants les plus secrets de son existence. On voudrait soulever une autre hypothèse, et y voir la manière dont Carrère tente (selon nous, avec succès)
de faire tenir une tension qui est au fondement de son entreprise littéraire : celle qui accompagne la double exigence, souvent contradictoire, de dramatisation et de véridicité. Limites et force de la fiction
biographique Il y a une tension essentielle dans le projet même
de ce livre : dès la quatrième de couverture, nous savons que « Limonov n’est pas un personnage de fiction ». Bien plus, « Il existe », c’est à dire qu’il vit encore, à
l’heure où ce livre est publié. Mais il est aussi le personnage d’une vie qui est « un vrai roman d’aventures » et c’est comme tel que nous sommes invités à l’envisager au cours
de cette lecture. D’emblée, donc, le cadre est planté, de manière apparemment désinvolte. Il faut voir que derrière cette apparence, il y a une forme d’engagement de la part de l’auteur : d’abord, parce qu’il ne se prive pas, malgré
ce qu’il annonce, de certaines formes de jugements sur son héros. Ensuite, parce que sa manière de s’engager personnellement dans le récit lui permet de rendre accessibles une certaine forme de vérité qu’un
récit purement journalistique, ou proprement et objectivement biographique, manquerait. Derrière la désinvolture, le jugement... Dès la page 20, le lecteur est averti : s’il veut avoir accès à une enquête
proprement journalistique de ce personnage, il est implicitement renvoyé à un reportage que l’auteur a mené en 2008, pour le lancement d’une revue par son ami Patrick de Saint-Exupéry, reportage qui constituera en fait
une première étape dans la genèse de ce livre16. Mais on voit bientôt qu’avant même d’avoir eu l’idée de ce livre, et pour un simple reportage journalistique, il raisonnait déjà à la manière d’un
romancier, puisqu’il s’interrogeait sur la tonalité qu’il s’agissait de donner à son récit, sur l’image qu’il voulait rendre de Limonov : « j’ai du mal à choisir entre deux versions
de ce romanesque : le terrorisme et le réseau de résistance, Carlos et Jean Moulin – il est vrai que tant que les jeux ne sont pas faits, la version officielle de l’histoire arrêtée, ça
se ressemble. » (p.23) La
dernière partie de cette phrase ne retient pas nécessairement le regard, mais elle est essentielle. Elle touche à une question qui nous paraît centrale aujourd’hui, alors que « la fiction biographique a désormais
tout d’un genre institué dans le champ littéraire contemporain »17 et que, de manière plus générale, la tendance à brouiller la frontière entre fiction et réalité est
de plus en plus assumée dans le domaine littéraire, mais aussi cinématographique. Cette question consiste à savoir dans quelle mesure il est possible, et souhaitable de faire une œuvre de fiction à partir de faits réels
mais récents et comportant une part d’incertitude. Ce rapport complexe d’un auteur de fiction à une réalité dont il prétend, par ailleurs, restituer une image sinon exacte, du moins véridique, est justement
le point qui a pu susciter certaines critiques à propos de Limonov. La critique principale que l’on a pu faire à Carrère est d’avoir choisi un sujet qui s’est
révélé être, en quelque sorte, trop gros pour lui. « Le personnage de Limonov est tellement complexe et emblématique qu’il mérite une biographie qui irait bien plus loin et serait bien plus honnête
intellectuellement que ce livre (...) » écrit Galia Ackerman dans le compte rendu qu’elle lui consacre au sein de la revue Esprit18. Carrère
ne s’est pas montré capable de rendre compte de ce qui, pour elle, fait l’intérêt et le danger du personnage (« Le phénomène Limonov est à prendre au sérieux »19) : par exemple son passage tardif et
crucial de l’expression d’idées fascistes à une opposition démocratique bon teint. Elle explique essentiellement ces silences de Carrère par une méconnaissance des textes les plus extrêmes de la période
de publiciste fasciste de Limonov, pour la bonne raison qu’ils sont inédits en français : l’auteur n’aurait pioché ses informations que dans les textes « autobiographiques » de son héros
(comportant d’ailleurs, de l’aveu de Limonov lui-même, déjà une part de fiction) traduits, pour leur part, dans la langue de Molière. Ce constat entraîne-t-il nécessairement le jugement que cette critique
assène, en creux, au récit de Carrère, de manquer d’honnêteté intellectuelle ? Nous ne le pensons pas : l’auteur dévoile dès le début à son lecteur, et tout au long de l’ouvrage,
à quel point son approche de Limonov a été empirique, jamais systématique. Il ne prétend, à aucun moment, livrer une biographie de référence du personnage. Son regard sur lui est partiel : ce n’est
pas pour rien que sa première apparition dans le corps du récit est un profil fugace perdu dans une foule. En outre, Carrère souligne à plusieurs reprises l’amateurisme qui est le sien lorsqu’il se risque à délivrer des analyses historiques
ou politiques. Cette posture de l’auteur est même presque trop honnête : il n’insiste jamais assez, à son goût, sur la marge d’erreur que comporte nécessairement le discours d’un occidental sur un
univers russe dont il ne peut déceler toutes les nuances. Pour justifier son allergie constitutive à toute forme d’engagement militant, il écrit: « J’ai peut-être trop tendance à me demander si, parmi
les valeurs qui vont de soi dans mon milieu, celles que les gens de mon époque, de mon pays, de ma classe sociale, croient indépassables, éternelles et universelles, il ne s’en trouverait pas qui paraîtront un jour grotesques,
scandaleuses ou tout simplement erronées. » (p. 310) Sa stratégie, pour éviter de tomber dans l’écueil de la confiance aveugle en une universalité de ses valeurs, est alors la suivante : assumer pleinement
un regard « simpliste », et mettre en scène les évènements historiques clés, qui ont ponctué la vie de Limonov, à travers des dialogues à la vocation pédagogique marquée,
et presque farcesques. Carrère représente ainsi les hésitations de Gorbatchev à mettre en œuvre la libéralisation du régime par des phrases au discours indirect libre du style : « Le Parti, quand
même... » (p. 325). Les personnages historiques centraux deviennent donc tous des clichés en paroles sous la plume de Carrère, tandis que son héros, lui, prend de plus en plus d’épaisseur. Cette posture d’amateur
est parfaitement cohérente avec le postulat de départ, posé en quatrième de couverture : sur la question de savoir s’il est un héros ou un salaud, « je suspends pour ma part mon jugement ».
Si, donc, Carrère ne donne jamais un jugement
définitif sur Limonov en tant qu’acteur de la grande Histoire -car ce n’est pas son rôle d’écrivain de le faire, et il s’en explique de manière satisfaisante- cela ne l’empêche pas pour autant
d’émettre des jugements ponctuels sur son personnage. Il n’hésite pas à employer des termes connotés très négativement, celui de « brun-rouge »20 (p. 351) ou
encore, plus classiquement, on l’a vu, de « fasciste » (p. 226) pour qualifier Limonov. Ces termes (c’est suffisamment rare pour être remarqué) ne sont pas ici brandis comme des étendards, mais pesés
et interrogés de manière prudente et intelligente, pour être finalement accolés avec fermeté au personnage, ou, en tout cas, à une certaine période de la vie de Limonov. C’est avec les mêmes scrupules
que Carrère finit par admettre que Limonov pourrait, sous un certain angle, et le jugeant sur des faits, ou des témoignages humains, correspondre à la catégorie d’un « type bien » (p. 442). Ces jugements
ne sont jamais faits à l’emporte-pièce, non plus qu’ils ne seraient exclusifs les uns des autres. Il est en outre intéressant de voir qu’ils deviennent de plus en plus fréquents alors que l’on avance dans
la lecture : comme si c’était une fois qu’il avait bien campé son personnage, explicité sa démarche, une fois qu’il s’était introduit lui-même comme personnage de son livre, que Carrère
pouvait finalement se permettre de donner son avis, de l’intérieur, comme on parle d’un ami proche de manière affectueuse autant que lucide. ...et
l’engagement.
Il y a donc une progression du livre, qui va de
la posture explicite d’une « suspension de son jugement » à une implication pleine et entière de l’auteur, qui ne peut s’empêcher, (et c’est précisément ce que lui reprocherait
Galia Ackerman) de faire corps avec son héros. Cette identification n’a cependant pas pour corollaire inévitable l’aveuglement. Elle implique une forme d’empathie, mais surtout une volonté de compréhension qui
nous semble salutaire parce qu’elle reste ponctuée de prises de distance : au moment où Carrère décrit la période la plus sombre de Limonov, à la fondation du Front national-bolchevik, fondé en 1992 avec le vrai fasciste convaincu qu’est Alexandre Douguine, il écrit : « Le bunker, Margot Führer... Arrivé à ce point, je ne suis pas certain que mon lecteur ait réellement
envie qu’on lui raconte comme une exaltante épopée les débuts d’une feuille de chou et d’un parti néofascistes. Je ne suis pas certain d’en avoir envie, moi non plus. Cependant, c’est plus compliqué
que ça. Je suis désolé. Je n’aime pas cette phrase. Je n’aime pas l’usage qu’en font les esprits subtils. Le malheur est qu’elle est souvent vraie. En l’occurrence, elle l’est. » (p.
381) Considérer que c’est « plus compliqué que ça » ne signifie pas justifier tout ce qu’il raconte de son héros, mais continuer à écrire, aller jusqu’au bout, dire le peu qu’il
a pu comprendre de cette vie. La question que l’on peut se poser, à ce point, n’est donc pas : faut-il condamner Carrère ? Car à aucun moment ce dernier ne dresse l’éloge de la violence et la haine qui
caractérise le personnage et les positions de Limonov21. La question est plutôt : à quelle condition une telle entreprise, périlleuse, car partielle dans les buts qu’elle se donne à atteindre, est-elle réussie ? Il nous semble que c’est à la condition
que l’auteur s’engage pleinement dans son récit, et ne se contente pas de singer l’objectivité. Comme l’écrit Philippe Lançon, « cette littérature [qui brouille les frontières entre
réalité et fantasme, public et privé, fiction et non-fiction] n’a de sens, de force, que dans la mesure où l’auteur s’y engage ouvertement et totalement ; et où il décrit et met en scène,
d’une manière ou d’une autre, les formes prises par cet engagement. (...) De ces récits, de ces romans, naît toujours un personnage, l’auteur lui-même, dont on suit la descente au fond du puits. Voilà peut-être
le point qui unit techniquement cette littérature : pas de vérité possible sans présence du corps et du personnage de l’auteur »22. Ces propos s’appliquent parfaitement aux livres de Carrère : c’est vrai en tout cas de L’Adversaire et deLimonov. Il
choisit de nous montrer un homme qui, pour une raison ou pour une autre, s’est retrouvé à la lumière du grand jour, regardé et jugé par ses pairs. Leur côté absolument monstrueux (pour Jean-Pierre Romand)
ou juste sulfureux et condamnable (pour Limonov) semble attirer Carrère, tel un papillon de nuit, conscient, d’ailleurs de ce travers : « Qu’on pense à moi chaque fois qu’il est question d’un type emmuré
toute sa vie dans un asile de fou, c’est précisément ce dont je ne veux plus », écrit-il dans Un roman russe, p.
16. Mais c’est ce qui lui permet d’écrire. Il doit prendre ce détour : incarner ce qui lui est le plus étranger, ce dont, surtout, il souhaite qu’il lui demeure étranger, à savoir la folie et la violence. Il n’y a donc pas de complaisance, mais un équilibre instable qu’il exprime parfois,
entre, d’une part, une curiosité raisonnée pour la vie de ses héros, canalisée par les procédés d’investigation que demande l’écriture, et d’autre part une intuition très forte
que lui aussi, Emmanuel Carrère, aurait pu « mal tourner ». Il l’imagine dans L’Adversaire, en
constatant que le rythme de son quotidien d’écrivain pourrait tout à fait lui permettre de tenir une vie de mythomane comparable à celle qu’a mené, pendant dix-huit ans, le personnage de Jean-Pierre Romand. C’est
une intuition comparable qui le mène à constater qu’il « passe [son] temps à établir de telles hiérarchies, (...) que comme Limonov [il ne peut] pas rencontrer un de [ses] semblables sans [se] demander plus ou
moins consciemment [s’il est] au dessus ou au dessous de lui et en tirer soulagement ou mortification... » (p. 226). Lui aussi, en un sens, a « une instance fasciste » en lui, écrit-il plus bas. Et ce livre est
aussi écrit afin de comprendre pourquoi il a eu, finalement, raison de ne pas l’écouter : Limonov n’est pas, en dernière instance, un modèle pour lui. Il conclura de lui-même qu’il a eu « une
vie de merde, oui. » (p. 484)
Derrière le portrait de Limonov, c’est
donc aussi le sien que dresse, en creux, Emmanuel Carrère, et ce jeu de miroir est justement ce qui permet au lecteur de le suivre, et de considérer à son tour Limonov comme un double. Limonov nous paraît à cet égard, être très réussi, d’abord parce qu’il parvient, aujourd’hui, à
mener à bien une trajectoire héroïque, peut-être anti-héroïque par certains moments, mais pas au sens où une littérature contemporaine tend trop souvent à l’entendre : Limonov n’est
pas ce personnage qui, double d’un auteur neurasthénique, devient le simple réceptacle de ses angoisses ou de ses petites joies quotidiennes. Il est à la fois le double idéalisé, celui que l’on a rêvé
d’être enfant, le poète et le soldat, et il est dans le même temps le double abhorré, celui que l’on se félicite, à part soi, de n’être pas devenu. Cette tentation de l’empathie sans cesse
déjouée, cette capacité à faire alterner identification et distanciation nous paraît faire la force principale de ce livre. C’est également ce que l’on peut ressentir face à un film comme Soleil trompeur23qui
joue, lui aussi sur deux tableaux : celui de la réalité d’une violence politique continue, dans le contexte de l’URSS de 1936, en pleins procès de Moscou, et d’autre part une intimité familiale extrêmement
douce. La première scène dit d’emblée cette tension : l’illustre général Kotov est arraché à sa journée de congé, hors du temps de la guerre et de la politique, qu’il passe
dans une datcha avec sa femme et sa ravissante petite fille de six ans : il doit empêcher des chars d'assaut de détruire un champ de blé lors d'exercices militaires. Tout le film est mené à travers ces deux dimensions
: le plaisir pris à vivre un peu de cette intimité d’une longue journée d’août, en compagnie de beaux personnages tchekhoviens, à goûter le très beau rapport de tendresse d’un père et
sa petite fille, l’admiration touchante que celle-ci a pour son oncle Mitia, poète et musicien... et d’autre part, la sombre histoire, la grande histoire, que l’on devine, qui oppose ces deux hommes et s’achèvera en une
élimination politique terriblement cruelle et arbitraire. Parvenir à montrer cette coexistence, dans la vie d’un homme, entre tout ce qui nourrit sa vie intime, familiale ou amoureuse et son action militaire ou politique, est ce qui fait l’intérêt, irremplaçable,
des œuvres de fiction qui osent s’atteler à un matériau historique ou biographique.
Mélisande Labrande |