DEUX LEADERS ADULÉS
par Véra Nikolski
Outsiders reconvertis en politique à l'occasion de la crise 1985-1993, Alexandre Douguine et Edouard Limonov ont tous deux des parcours originaux qui les dotent de ressources atypiques
pour le champ politique. Leurs parcours sont pourtant très différents.
En qualité de chefs d'une organisation militante, ils cultivent chacun une image de soi
particulière, reflet à la fois de leur trajectoire et de la position qu'ils détiennent ou cherchent à détenir dans le champ.
Tous les deux occupent,
à l'intérieur de leur organisation, une position d'exception, personnalisant le pouvoir et faisant l'objet d'un véritable culte.
Limonov
et le parti national-bolchévique
Fort de son passé (sans doute en partie reconstruit) de baroudeur, Limonov campe un "pur
et dur", leader d'un parti radical.
Habillé presque toujours de noir, souvent en veste de cuir, Limonov porte des lunettes, a
les cheveux grisonnants, une moustache et une petite barbe lui donnant une ressemblance certaine avec Léon Trotski.
Lorsqu'il a accepté de m'accorder un entretien, Limonov m'a invitée chez lui. Un militant du NBP est venu me chercher sur le quai de la station de métro la plus proche (j'ai été priée de le reconnaître grâce au journal qu'il
tenait à la main) et m'a accompagnée jusqu'à l'appartement.
En chemin, nous avons croisé un autre militant, qui sortait apparemment de chez Limonov ;
deux autres s'y trouvaient encore lorsque nous sommes arrivés. Durant l'entretien, quelqu'un est parti, quelqu'un d'autre est arrivé.
L'ensemble laissait une impression
d'allers et venues permanents, et une ambiance de travail affairé : Limonov a ainsi plusieurs fois interrompu l'entretien pour répondre aux sollicitations des militants sur des "questions urgentes".
L'appartement lui-même était extrêmement austère : sols de bois brut (rarissime à Moscou), aucun meuble de confort, beaucoup de livres et de grandes affiches du parti.
Dans ses interventions et discours au parti, ses articles dans LIMONKA et surtout dans ses ouvrages, Limonov met également en avant un ensemble de traits moraux tout à fait singuliers.
Exploitant le genre autofiction, il est lui-même la matière
de ses propres écrits, la majeure partie de ses ouvrages étant consacrée à ses aventures, à ses réflexions et à ses exploits, décrits avec une grande complaisance envers lui-même : écrivain
génial, Limonov serait également un homme politique visionnaire, un soldat aguerri et un amant hors pair.
En somme, il
est un "héros" parfait, comme il l'explique dans la bien nommée ANATOMIE DU HÉROS dont le premier chapitre propose une interprétation de la vie de l'écrivain à
l'aune de celles de Beowulf et de Che Guevara.
La grandeur du héros s'oppose à la petitesse de ses concurrents : "Sacha, vous êtes vain comme une puce", dit par
exemple Limonov de Douguine dans l'un de ses livres.
Condamné parce que grand, le héros affronte seul les affres de l'Histoire
et renvoie les autres à l'oubli.
Détenu à la prison de Lefortovo, Limonov décrit ainsi les visions qui l'habitent
:
"Les deux amis de ma jeunesse révolutionnaire (Douguine et Taras Rabko) qui se sont, chacun à leur tour, révélés être des renégats et des traîtres
au Parti National Bolchévique, se projettent d'eux-mêmes sur le mur de la cellule de Lefortovo, fraîche, couleur merde de veau.
Les deux amis ont pris la tangente à
temps, échangeant l'Eternité de l'Histoire pour la Vie. La vie a ses avantages. La lourdeur puissante de l'Histoire, de cuivre et de bronze, a ses avantages aussi.
C'est plus
difficile pour moi, chaque journée en prison me pése, et même l'expédition au bain ressemble au lavage avant la chambre à gaz.
Mais on ne peut pas nier
l'intégrité de mon caractère. C'est l'éternité qui se joue à Lefortovo. C'est la tusovka qui se joue à Moscou" (Limonov, 2002)
C'est la même grandeur qui domine dans la vision que Limonov donne de sa relation avec les jeunes militants. "J'étais
le guide du parti" remarque-t-il avec délectation à longueur de pages où il retrace, dans les moindres détails, sa biographie politique.
"Vraiment,
parfois je me regarde dans le miroir et je me dis : mon Dieu, j'ai créé tout ça" confie-t-il, à propos du parti, dans notre entretien (entretien Limonov, 16 mars 2005).
Cette autosatisfaction manifeste où se mêlent la présentation de soi comme une figure historique, persécutée car
crainte du pouvoir, et comme le leader d'un groupe de jeunes dont il est le guide suprême pourrait être aisément mise sur le compte de l'illusion.
Cependant, les
jeunes militants, comme nous avons pu l'observer, reprennent largement à leur compte la vision héroïque que Limonov a de lui-même, lui vouant un véritable "culte de la personnalité".
Ancien ami et un temps allié politique de Limonov, l'écrivain patriote Prokhanov le commente ironiquement : "Limonov a
créé un culte du leader, ils l'adorent... C'est étonnant pour nos partis sclérosés"
Le vocable Vojd' que Limonov utilise fréquemment pour s'autodésigner, désigne dans la langue russe les chefs de clan, par exemple dans les tribus indiennes, mais aussi les dirigeants suprêmes de l'URSS, notamment Lénine
et Staline. Vojd' ,tout grandiloquent et chargé de connotations historiques qu'il soit, est utilisé par les militants pour évoquer le leader de l'organisation. Le site Internet des Natsbols comprend par exemple une rubrique
"La parole au Vojd' " où Limonov publie ses analyses du jour, mais le mot est également employé couramment, notamment lors des entretiens.
Ma présence sur le terrain m'a permis de constater que les militants ont, en entretien comme dans les conversations informelles, une admiration sans faille pour Limonov, qui frise
parfois l'adoration. Ses rares apparitions dans les réunions hebdomadaires de parti sont ainsi accueillies avec une attention extrême et aucune contradiction ne s'exprime à propos de ses interventions.
Le simple fait de mentionner aux militants que j'ai obtenu une interview de Limonov provoque un étonnement mêlé d'envie.
Mon carnet de terrain consigne ainsi l'une des réactions à cette information, lâchée dans une conversation informelle avec plusieurs militants, dans le métro : "Tu as parlé à Limonov ? Limonov lui-même ? Ca alors ! Moi, je suis au parti depuis un an, et je ne lui ai jamais parlé personnellement. Je n'ai pas osé encore... Et alors,
vas-y, dis, il est comment alors, dans une conversation ?"
Un peu plus tard, le même militant trouve enfin une explication logique à la faveur qui m'a été
accordée : "Ah mais tu es Française, c'est pour ça ! C'est pourquoi tu as pu lui parler comme ça. Il a longtemps vécu en France, tu le sais ?"
Dans les interactions que j'ai pu observer entre les natsbols et les membres d'autres formations de jeunesse (lors de manifestations ou de meetings conjoints par exemple), il est arrivé plusieurs fois que les militants du NBP soient amenés
à défendre Limonov contre des attaques évoquant notamment son homosexualité - bruit très répandu depuis son premier roman autobiographique qui comporte des scènes
homosexuelles ("Le poète russe préfère les grands nègres" 1980).
Leur défense vigoureuse était alors centrée autour du courage de Limonov, notamment lors de son incarcération, qui prouve sa "virilité".
L'adhésion affective des jeunes militants à Limonov s'exprime à plusieurs niveaux. D'abord, au niveau le plus public, les militants assurent à leur chef des apparitions spectaculaires lors des marches et meetings : l'entourant d'une garde rapprochée,
ils suivent chacune de ses harangues en scandant aux moments stratégiques de l'intervention des slogans préparés en avance.
Le slogan le plus "personnifié"
est : "NOTRE NOM, C'EST EDOUARD LIMONOV", crié plusieurs fois en choeur.
Or, à notre connaissance, à l'exception
de Poutine dans certains rassemblements des jeunesses pro-Kremlin, Limonov est le seul leader dont le nom est aujourd'hui scandé par ses troupes dans les évènements publics.
Durant son incarcération, le slogan "LIBÉREZ LIMONOV" était l'inscription dont les natsbols décoraient le plus fréquemment
les façades des bâtiments publics lors de leurs "actions directes".
A un niveau plus privé, à l'instar du militant admiratif parce que j'ai pu obtenir une
interview avec Limonov, les jeunes membres du NBP cherchent le contact avec leur leader et sont toujours volontaires pour lui rendre des services : ainsi, l'un des militants interrogés a-t-il été,
durant plusieurs années, le chauffeur personnel de Limonov.
Véra Nikolski
Véra Nikolski, docteur en science politique de l'université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, est chercheur associée au centre européen de sociologie et de
science politique (CESSP-Paris).
Ce livre de 424 pages est basé sur sa thèse de doctorat.
Editions Media Critic - 2013 - 28 euros