Plusieurs hommes ont été
envoûté par elle, et ça se comprend. Je n'en faisais pas partie. Pour moi, elle incarnait plutôt une sœur particulièrement casse-couilles. Alors je vais raconter quelques histoires sur elle, et, en enfer, elle me remerciera,
elle adorait la publicité.
CARTE VERTE
Il fallait qu'elle se marie pour pouvoir résider dans la " Vieille Europe " (terme mis à la mode par D. Rumsfeld). Nous partîmes donc pour la préfecture, par un
froid matin d'hiver, sapés milord, pour arranger le mariage. Ce qui signifiait rendre visite à une bande de flics.
La Medvedeva vint en redingote grise, elle portait une chapka, et elle était maquillée. Sa robe était parfaitement
adaptée, ni trop longue, ni trop courte, et elle arborait le sourire ad hoc, juste assez aguicheur. Bref, elle était sensationnelle.
Alors pendant que tout autour de nous on traitait les Africains et les concierges venus pour les mêmes raisons comme de la racaille, le vieux flic se conduisait avec nous comme un grand-père
: " Je voudrais l'entendre parler français... ".
Il faut comprendre, c'était à l'époque de l'URSS, où les beautés russes étaient aussi rares à la préfecture que les baisses de TVA.
Jusqu'au mariage, elle fut sage comme une image. Le maire du 9ème arrondissement nous avertit que "le mariage était une institution
sérieuse". Peut-être soupçonnait-il quelque chose.
Au cours de la fête qui suivit, Limonov et ma petite amie devaient piquer une crise parce la Medvedeva avait enfilé un mini-short et qu'elle
était tellement saoule qu'elle s'était assise sur mes genoux. Bref, j'avais réussi à filer à l'anglaise pendant que tout le monde gueulait.
ALCOOL BLANC
Mais après ça, elle devait me rappeler
que nous étions liés d'une manière ou d'une autre. Elle téléphona un matin, en larmes. À ce moment là elle vivait toute seule dans un studio près de la rue St-Denis. Elle était rentrée chez
elle vraiment ivre la nuit précédente, et elle s'était renversé un gros radiateur électrique en métal sur le pied.
Elle était tellement bourrée ce soir là, qu'elle s'était endormie quand même. Avant d'être réveillée le lendemain par une douleur intolérable. Je me rendis
chez elle, et dès que je franchis le seuil, elle se mit à piailler. Ensuite j'appelai un taxi et nous descendîmes l'escalier. Elle hurlait à chaque marche.
Après, les infirmières la détestèrent au premier coup d'œil
parce qu'elle poussa des cris d'oiseau qu'on égorge dès qu'elle vit les blouses blanches. Je passai un coup de fil à Limonov pour qu'il vienne s'en occuper. À ce stade des opérations,
j'avais besoin de boire un coup.
LE SOLDAT SUR LA COLLINE
Cependant, il y avait une autre facette chez cette femme, qu'on ignore souvent, à cause de ses excentricités.
Un peu plus tard cette même année, elle retourna vivre avec son homme, Limonov - et c'était vraiment son homme -, arrêta de boire, maigrit, se mit à répéter avec un groupe
de musique, et écrivit deux livres l'un à la suite de l'autre, sans compter des poèmes et des chansons. Mince, svelte, et radoucie, la Medvedeva était une femme charmante.
C'est ici qu'apparaît mon histoire préférée. Plusieurs fois
de suite, lors de mes visites chez eux, elle me contempla comme si elle avait vu un fantôme. Et c'était le cas. À cette époque, elle prétendait souvent que je ressemblais beaucoup à son frère. C'était
vraisemblable, elle et moi avions le même genre de pommettes, des yeux clairs, une grande bouche.
Elle racontait toujours la même histoire : pendant son enfance elle et sa mère
allaient voir ce sacré frère qui faisait son service dans l'Armée Rouge, avec un panier plein de saucisson et, surprise, de la vodka. Elles prenaient le train jusqu'à un bled paumé autour de Leningrad, descendaient dans une
gare déserte, et marchaient dans la neige. Elle s'arrêtaient toujours sous le même arbre et attendaient qu'il surgisse sur la colline, une silhouette de couleur sombre, sur fond blanc.
Il soulevait la petite fille de terre, et elle était fière d'être la sœur de ce vigoureux
soldat. Puis il mangeait le saucisson et buvait l'alcool avant de retourner vers la colline. Elles attendaient toujours qu'il ait disparu avant de repartir pour la gare vide.
Des années plus tard,
à Moscou, quand j'essayai de lui rappeler toute cette salade sur son frère, elle eut un geste dégoûté de la main.
-Je l'ai revu. Maintenant, c'est un alcoolique.
Et c'est ce mélange que j'aimais bien chez la Medvedeva : l'âme en peine, et la garce désabusée.
Une femme comme on dit dans les magazines...
Thierry Marignac
Commentaire de Thierry Marignac, 10 ans après :
http://antifixion.blogspot.ru/2013/01/la-mort-de-natalyia-medevedeva.html
Il y aura dix ans dans quelques jours que la Medevedeva a disparu. Les causes de sa mort sont obscures. A-t-elle fait une overdose comme certains le prétendent, ou bien souffrait-elle
d'une maladie mortelle depuis un certain temps comme j'ai tendance à le croire, personne ne sait vraiment.
Je me souviens qu'elle était
depuis longtemps d'une maigreur effrayante, qui m'avait alarmé, lors de nos dernières entrevues à Moscou, en 1999.
Son décès
me fit l'effet d'une bombe. Je n'étais pas au courant, l'apprenant par Mark Ames du magazine The eXile, défunte publication pour expats anglophones dans la capitale de toutes les Russies, plusieurs jours après
la découverte de son cadavre par son petit ami de l'époque. Ames me demanda alors d'écrire sa nécro, j'étais le plus proche auquel il puisse penser.
Limonov était en taule, à l'époque, sinon Ames se serait adressé à lui. Ce devoir me pesa, je m'en souviens, et comme Ames était un rédac-chef sévère
dont j'avais déjà subi les rigueurs, je lui déclarai tout de go que je ne me livrerai à cet exercice qu'une seule fois. Ma nécro eut l'heur de lui plaire.
Elle fut par la suite reproduite à plusieurs reprises, traduite en russe au moins deux fois, notamment dans le journal russe de New-York : Новое Русское Слово par mon ami Oleg Soulkine.
Je l'avais tout d'abord écrite en anglais, la langue d'eXile, avant de la traduire dans la langue de Molière. Ce texte eut un succès fou. Jusqu'au
jour d'aujourd'hui, il m'est désagréable d'avoir cassé la baraque avec la mort d'une amie, si casse-pied fut-elle, je l'aimais, c'était la sœur dont j'avais rêvé toute ma jeunesse.
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